70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 23 janvier 2025

Des chats, des fous, des imbéciles et des nuisibles


Samedi 1h du matin. Premier sommeil. Je n'ai rien entendu. Par contre les voisins ont été réveillés par le choc. Assez rapides pour apercevoir le SUV repartir en zigzagant, mais pas pour noter son immatriculation. Certains ont cru le voir prendre la fuite en marche arrière, d'autres en marche avant. Dans le premier cas cela signifierait que le conducteur avait emprunté le sens interdit. Si c'est le cas, le salopard l'aura rendu vite fait. Il devait rouler bigrement rapidement pour exploser le scooter, tordre le pilier auquel il est attaché et pousser la voiture garée devant chez nous d'un mètre cinquante en broyant son moteur. Il avait peut-être aussi un coup dans le nez. Je ne pense pas qu'on le retrouvera, même si son tank a dû en prendre un coup.


Le soir même, la petite chatte d'en face avait filé à l'anglaise. Depuis dix ans qu'elle habite là elle n'avait jamais traversé la rue. Extrêmement peureuse, presque invisible pour sa famille d'accueil. Elle se planque au moindre bruit. Pas drôle. Prostrée sous la voiture, nous n'avions pas réussi à la récupérer. Était-elle encore dessous au moment du choc ou avait-elle déjà migré deux voitures plus bas, on ne le saura jamais. Les chats font les quatre cents coups, mais ne racontent jamais rien.
Django a par exemple déserté la maison pendant plus de six mois, n'apparaissant que trois fois par jour à l'heure des repas et repartant aussitôt. Nous étions désespérés, lui qui est si câlin ! Une histoire de jalousie avec la petite Lola fraîchement arrivée ? Et puis lorsque le froid de l'hiver s'est pointé il est revenu comme un cœur, reprenant toutes ses anciennes habitudes comme si de rien n'était. Mieux, il roupille toute la journée comme les deux autres, et ne sort plus aussi souvent chasser. Il en a peut-être soupé du froid et de la pluie qu'il aimait tant ?
La petite Baghera, c'est le nom de la petite écaille de tortue d'en face, est restée prostrée quatre jours et quatre nuits sous la voiture de l'ancien épicier sans que nous arrivions à la récupérer. Je craignais qu'elle meure de froid. Peut-être que la faim la ferait sortir. Marius a fini par l'avoir. Elle a bu, mangé et elle s'est laissée prendre un bain sans sourciller. Elle puait l'essence. Lorsque mes voisins sont absents il arrive que je la nourrisse, elle et Milkidou, le gros chat qui squatte notre cave lorsque ses humains sont trop longtemps absents. Il faut dire qu'il est né là, chez nous, vu que c'était un des petits de notre Oulala. Nous l'avons en quelque sorte en garde partagée, mais il terrorise nos trois zozos.
Des chats il n'y en a pas deux pareils. J'imagine que c'est le cas pour tous les animaux, comme nous, animaux dénaturés qui faisons la loi et pas de la façon la plus sympathique. Je m'interroge de plus en plus sur l'espèce humaine. Faut-il être bête pour se faire la guerre, s'enrichir sur le dos des autres, passer ses nerfs sur ses proches ou ses lointains, trucider les autres espèces, ou voter pour ses bourreaux ! Je ne comprends pas comment nous acceptons d'être guidés par des fous, des imbéciles et des nuisibles. Lâches ou suicidaires, pour revenir à l'accident de samedi soir...

mercredi 22 janvier 2025

Shabda, sextet d'Yves Rousseau


Pour chroniquer un disque j'ai d'abord besoin d'en avoir une approche personnelle. Des albums que j'aime beaucoup me laissent parfois muet. Je ne cite par contre jamais ceux qui me déplaisent et vous n'en saurez rien, à moins d'en parler ensemble de vive voix. Ainsi je n'avais pas la moindre idée de comment aborder Shabda, le sextet du contrebassiste Yves Rousseau. Mais au milieu de tous les machins argentés reçus ces derniers temps je me suis surpris à le remettre plusieurs fois sur la platine. De là à penser que c'est un vice platiné, il n'y a pas loin. Le rupteur, autrefois appelé vis platinées, est un élément de l'allumage d'un moteur à allumage commandé, qui coupe périodiquement le courant du primaire de la bobine d'induction afin de déclencher une forte tension électrique au secondaire de la bobine, produisant une étincelle dans la bougie alimentée par le Delco. Il aura suffi d'un jeu de mots pour que l'étincelle jaillisse de mon cerveau embué par le front polaire ou les embruns de la photo de couverture due à Jeff Humbert. L'idée du rupteur me semble tellement plus juste que le laïus ãyurvédique de la pochette, même si "akasha (un album de 2015 !), l'espace ou l'éther, est caractérisé par le son" et que shabda "désigne en sankrit le son de la parole, du mot et de la vibration originelle". Surtout que des paroles il n'y en a pas une dans ce très beau sextet formé de trois saxophonistes, Géraldine Laurent à l'alto, Jean-Marc Larché au soprano et Jean-Charles Richard aux soprano et baryton, du violoniste Clément Janinet, du batteur Christophe Marguet et du compositeur à la contrebasse. Par contre, des étincelles, Shabda en est largement pourvu, musique d'ensemble, pleine et harmonieusement arrangée, rappelant Carla Bley, avec ses tensions générant autant de détentes, dans la lumière (dīpād en sanskrit !) des bougies de cette merveilleuse machine humaine, capable des plus beaux accords.

→ Yves Rousseau, Shabda, CD Alla Luna, dist. L'autre distribution, sortie le 7 mars 2025

mardi 21 janvier 2025

Des oiseaux, petits et gros


Uccellacci e uccellini est probablement mon film de Pier Paolo Pasolini préféré, pour une quantité de raisons. Tourné en 1966, il commence avec l'un des plus beaux génériques de film, entièrement chanté sur une musique d'Ennio Morricone. Ce film marxiste est magiquement interprété par Totò et Ninetto Davoli, dont toutes les participations à des courts ou longs métrages de Pasolini sont sublimes. Et puis il y a les oiseaux. Un corbeau, doué de la parole, leur raconte l'histoire de frère Ciccillo et de frère Ninetto (eux aussi interprétés par les deux comédiens), des moines franciscains à qui Saint François d'Assise ordonne d'évangéliser les faucons (les puissants) et les passereaux (les humbles). À eux d'en trouver les moyens !


Je suis mal placé pour évangéliser qui que ce soit, à commencer par moi-même, mais j'ai toujours essayé de communiquer avec les animaux, du plus petit au plus gros, et à défaut d'y arriver j'adore les regarder vivre. Cela explique mon récent voyage dans l'Amazonie profonde. Sans avoir besoin d'aller jusque là, j'ai finalement installé une mangeoire au centre du jardin. Aussitôt une dizaine de mésanges se sont précipitées sur les cacahuètes, se confrontant à un merle essayant de faire la loi. Les boules de graisse et les graines de tournesol ont beaucoup moins de succès. Les boules sont composées de flocons d'avoine et de blé, de la graisse de bœuf, d'huile de tournesol, etc. Plus timides, ont suivi les rouges-gorges. Puis les geais et les tourterelles, mais seulement dans l'assiette horizontale. Les corbeaux, probablement trop lourds, gardent leurs distances. Certains volatiles préfèrent céder au mythe de Narcisse en se pavanant devant les miroirs disséminés partout dans le jardin. Le mât mesure deux mètres quarante, empêchant nos chats de croquer les petites bêtes. Ma fascination pour le ballet des petites ailles m'identifierait à "un enfant de cinq ans et demi". Depuis que j'ai installé le perchoir je passe mon temps aux différents postes d'observation entourant le jardin.

lundi 20 janvier 2025

L'instanté de Martial Bort


Pour son premier album le guitariste Martial Bort fonde un power trio où la basse est tenue par Tom Caudelle aux saxhorn et flugabone, sorte de petit tuba et de trombone à pistons. C'est le genre de pas de côté qui me plaît, un peu comme le groupe Sons of Kemet où le saxophoniste Shabaka Hutchings était accompagné par un tuba et deux batteurs. Ici le percussionniste est Olivier Hestin, mais la musique est évidemment différente des Anglais. Sur une base de ritournelles, de tourneries, jouées souvent à deux, le troisième s'accroche en toute liberté, ce que Bernard Vitet appelait la corde à linge. Avec le timbre de la guitare souvent saturée, l'ensemble sonne plutôt rock, du genre "progressif" à cause des tutti rythmiques, mais comme si le passé était relu avec des lunettes toutes neuves. Si mes propos laissent penser à du réchauffé, rappelez-vous que les plats mijotés sont toujours meilleurs le lendemain. Ce trio ne ronronne pas pour autant, les roues de leur véhicule donnant la sensation d'être carrées. Imaginez les sursauts et les courbatures !

→ Martial Bort, L'instanté, CD Label Mon slip, dist. L'autre distribution, sortie le 7 février 2025

vendredi 17 janvier 2025

Des familles comme les nôtres


Je pensais que la série danoise Families like Ours traitait du dérèglement climatique, mais la submersion du Danemark n'est qu'un McGuffin, prétexte à une sorte de soap opera, un mélodrame familial où des bourgeois européens remplacent les pauvres migrants d'Asie centrale ou d'Afrique. Cela part d'un bon sentiment : cela pourrait nous arriver à tous. Mais c'est faire abstraction de la réalité sociale de nombreux réfugiés climatiques ou politiques qui ne sont pas forcément des paysans ou des prolétaires dépenaillés comme on les présente trop souvent. On peut voir cela comme un aspect positif de cette mini-série en sept épisodes. Mais le scénario de Thomas Vinterberg, réalisateur de Festen, La Chasse (Jagten), Drunk (Druk), etc., est truffé de morale chrétienne, sempiternels regrets qui suivent les mauvais choix, du manichéisme qui divise le monde en gentils idiots et méchants idiots (non, Les idiots est un film de Lars von Trier, un autre Danois porté sur l'allégorie christique !), et de références bibliques grosses comme les somptueuses demeures que ces nantis doivent abandonner avant qu'elles aient les pieds dans l'eau.



Je préfère mille fois le dernier long métrage de la polonaise Agnieszka Holland, La frontière verte (Zielona granica), que j'évoquais l'an passé en ces termes :

Si La frontière verte (Zielona granica) d'Agnieszka Holland est indispensable, c'est un film très dur (mais je suis une petite nature). Le sort des migrants violemment bringuebalés entre la Biélorussie et la Pologne est insupportable. D'un côté le dictateur Alexandre Loukachenko les pousse vers l'Union Européenne pour l'affaiblir après les sanctions dont la Biélorussie est victime, de l'autre les Polonais les repoussent, motivés par un racisme historique ou mandatés par une Europe barbelée. Ces familles viennent d'Irak, d'Afghanistan, d'Afrique et espèrent trouver refuge en Suède ou ailleurs, dans une Europe fantasmée, prétendument protectrice des Droits de l'Homme. Depuis quarante ans, nous avons tout perdu, en France évidemment, mais nos voisins ne valent guère mieux.
Agnieszka Holland est attaquée par le ministre polonais de la justice, Zbigniew Ziobro, qui a comparé son film, instrumentalisé par le parti d'extrême droite PiS lors de la campagne électorales de 2023, à de la propagande nazie, comme du temps où « les Allemands, durant le IIIe Reich, produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers ». Polonaise en partie d'origine juive, Holland n'a jamais laissé son pays oublier ses exactions passées. Lors de ses précédents films elle n'a pas été plus tendre envers le régime nazi ou les exactions staliniennes. Avec son dernier film, qui a reçu le Prix spécial du Jury à la Mostra de Venise, forcément dérangeant pour la Pologne, la Biélorussie, mais fondamentalement pour l'Europe, elle attise envers elle une haine antisémite ou anticommuniste. Elle ne fait qu'annoncer ce qui se prépare face à une crise migratoire inévitable qui ne fera qu'augmenter et dans des proportions autrement plus importantes, que ce soit pour des raisons politiques ou climatiques. 30 000 ont déjà péri en cherchant la liberté, sur terre, sur mer et dans la forêt où l'on meurt toujours tandis que je tape ces mots. Ce qui se profile fait froid dans le dos et devrait nous révolter. Le monde part à vau l'eau. Comme toujours et partout il y a des résistants, des activistes, et face à eux l'absurdité et la violence de polices plus sauvages les unes que les autres, obéissant aveuglément aux ordres avec délectation. J'ai souvent l'impression que dans ce genre de situation ou de période, il y a 5% de salauds, 5% de résistants et le reste qui fait semblant de ne pas savoir.


Agnieszka Holland renvoie la Pologne à son hypocrisie catholique et l'Europe à son inutilité, si ce n'est dans sa politique dictée par des intérêts strictement économiques, donc mortifères. Son film est très fort. Il met en scène des êtres humains, aux langues si différentes les unes des autres, heureusement pas que dans l'immonderie, mais dans leur beauté et leur solidarité. Si la forêt verte tourne dès les premières secondes au noir et blanc, c'est à la fois pour lui donner une impression d'actualités et parce qu'une mise en couleurs risquerait d'en faire un spectacle, tant le cinéma de divertissement rend l'horreur fictionnellle, voire fictive. Comme Cocteau le proclamait dans une Histoire féline, magnifique chapitre du Journal d'un inconnu évoquant les poètes témoins de l'impossible : "ne pas être admiré, être cru." La frontière verte est un no man's land, la terre d'aucun homme, une zone invivable où s'embourbent les réfugiés, mais surtout l'humanité tout entière.

jeudi 16 janvier 2025

Foin de l'IA


Plus d'un CD sur deux que je reçois, près d'un spectacle sur trois, se réclament de l'IA (intelligence artificielle). Cette tarte à la crème dessert plus ces projets qu'elle ne les rend actuels. On est forcément déçus de n'y entendre rien, rien de différent de d'habitude. L'annonce fait paravent aux autres aspects de la création. Dans ces secteurs artistiques, l'IA n'est qu'un outil parmi d'autres. Est-il utile de revendiquer d'utiliser telle ou telle application ? C'est franchement ridicule, à moins de vouloir séduire les subventionneurs patentés. Les plus aguerris en rigolent, se souvenant qu'ils utilisaient depuis près d'un demi-siècle la MAO (musique assistée par ordinateur), avec des logiciels basés sur des calculs de probabilité ou sur les réseaux neuronaux. Pour l'instant, seule la banalité y trouve son compte, au mieux clonant l'existant. Par contre, l'IA s'ajoute à la panoplie des outils amusants dès lors qu'on la pervertit, comme il est nécessaire de le faire avec tous les outils commercialisés si l'on désire les adapter à ses projets personnels. Je m'interdis donc désormais de revendiquer l'IA dans mes compositions, comme pour mes autres instruments, tous toujours conçus à l'origine pour un certain type de musique, mais certainement pas pour celle que j'ai en tête ! Est-il utile ou nécessaire de clamer que j'utilise des samples enregistrés par d'autres, des machines aux fonctions aléatoires, des applications transformant les sons, des pédales d'effets incroyables, ou que je tripatouille des fichiers midi ? Cette petite cuisine peut être intéressante pour quelques spécialistes, mais mettre l'IA en avant n'est qu'une esbroufe revenant à prononcer des mots compliqués pour camoufler le plus souvent la banalité formatée des musiques dites actuelles. Cela n'empêche pas de s'y intéresser et d'y avoir recours lorsqu'on en a besoin. En en discutant avec Étienne Mineur, nous convenions que ce que j'avance pour la musique s'applique parfaitement au graphisme. Quant à son usage devenu largement répandu dans la fabrication de textes, on évite en général avec précaution de le signaler !
L'autre tarte à la crème inlassablement de plus en plus courante dans les feuillets accompagnant les disques que je reçois est la notion de musique pour un film qui n'existe pas. Le problème avec ces annonces est que la plupart du temps ces musiques ne m'évoquent aucune image ! Il est dangereux de produire des œuvres qui ne correspondent pas aux intentions proclamées. On risque d'être déçus et de passer à côté des véritables qualités de ces créations.

mercredi 15 janvier 2025

Rencontre avec John Cage


En mai 2006 [date de cet article], Jonathan, défendant l'importance de John Cage, me rappelait que j'avais écrit à propos de l'héritage d'Edgard Varèse "Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique !" C'est ce sens qui m'a fait penser à Cage, surtout 4'33", ajoutait mon ami américain. [Depuis, je me suis rendu compte à quel point la pensée de John Cage influence tant d'artistes et de philosophes, alors que sa musique est beaucoup moins bien perçue.]

Au début d'Un Drame Musical Instantané, nous nous posions toutes ces questions, surpris par l'immensité du champ des possibles. En 1979, j'avais téléphoné à John Cage et l'avais rencontré à l'Ircam alors qu'il préparait Roaratorio, une des plus grandes émotions de ma vie de spectateur. Nous étions au centre du dispositif multiphonique. Cage lisait Finnegan's Wake, il y avait un sonneur de cornemuse et un joueur de bodran parmi les haut-parleurs qui nous entouraient. Cage avait enregistré les sons des lieux évoqués par Joyce. On baignait dans le son... Un après-midi, je lui avais apporté notre premier album Trop d'adrénaline nuit pour discuter des transformations récentes des modes de composition grâce à l'apport de l'improvisation, nous l'appelions alors composition instantanée, l'opposant à composition préalable... Cage était un personne adorable, attentive et prévenante. Heures exquises. J'étais également préoccupé par la qualité des concerts lorsqu'il y participait ou non. C'était le jour et la nuit. Nous avions parlé des difficultés de transmission par le biais exclusif de la partition, de la nécessité de participer à l'élaboration des représentations... En 1982, le Drame avait joué une pièce sur les indications du compositeur. C'était pour l'émission d'une télé privée, Antène 1, réalisée par Emmanuelle K. Je me souviens que nous réfutions l'entière paternité de l'œuvre à Cage ! Nous nous insurgions contre les partitions littéraires de Stockhausen qui signait les improvisations (vraiment peu) dirigées, que des musiciens de jazz ou assimilés interprétaient, ou plutôt créaient sur un prétexte très vague. Fais voile vers le soleil... Cela me rappelle les relevés que faisait Heiner Goebbels des improvisations d'Yves Robert ou de René Lussier ; ensuite il réécrivait tout ça et leur demandait de rejouer ce qu'ils avaient improvisé, sauf que cette fois c'était figé et c'était lui qui signait. Arnaque et torture ! J'aime pourtant énormément les compositions de Goebbels.


Pour le film d'Antène 1, l'une des deux caméras était une paluche, un prototype fabriqué par Jean-Pierre Beauviala d'Aäton, qu'on tenait au bout des doigts comme un micro, l'ancêtre de bien des petites cams. J'ai réalisé Remember my forgotten man avec celle que Jean-André Fieschi m'avait prêtée en 1975. Sur la première photo où Bernard joue du cor de poste, on aperçoit à droite la paluche tenue par Gonzalo Arijon. Sur la deuxième, il filme Francis... La séance se déroulait dans ma cave du 7 rue de l'Espérance. Nous enregistrions quotidiennement dans cette pièce dont l'escalier débouchait sur la cuisine de la petite maison en surface corrigée que je louais sur la Butte aux Cailles. C'est un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame.


Bernard Vitet y joue d'un cor de poste, Francis Gorgé est à la guitare classique et au frein, une contrebasse à tension variable inventée par Bernard. Nous jouons tous des trompes qu'il a fabriquées avec des tuyaux en PVC et des entonnoirs ! Je programme mon ARP2600 et souffle dans une trompette à anche et une flûte basse, toutes deux conçues par Bernard.
Je me souviens encore de Merce Cunningham traversant au ralenti la scène où nous avions joué comme un grand et vieux bonzaï. J'aimais le synchronisme accidentel qui régnait entre la danse et la musique. Un jour où l'on demanda à Cage qu'elle était exactement sa relation avec le chorégraphe il répondit malicieusement : "je fais la cuisine et lui la vaisselle !".

mardi 14 janvier 2025

C’mon Tigre Instrumental Ensemble


Je reçois toutes sortes de disques me permettant d'alimenter mon blog solidaire et militant. Si certains font fausse route, leur banalité servant de repoussoir, il en est d'autres qui me surprennent. Il en est ainsi d'un drôle de groupe italien nommé C'Mon Tigre dont je n'arrive pas à savoir si c'est un duo comme l'annonce le feuillet qui accompagne le CD ou un ensemble plus important comme le montre leur site avec ses extraits de concerts filmés. Les musiciens sont anonymes, l'instrumentation énigmatique. Polyinstrumentistes, ils semblent utiliser néanmoins pas mal de samples. Comme beaucoup de musiciens actuels ils revendiquent de composer "une bande originale pour un film qui n'existe pas". Au travers de leurs maigres explications on a également le droit à la tarte à la crème de l'utilisation de l'intelligence artificielle, ce qui n'a rien de nouveau, mais qu'il est à la mode de revendiquer. Les titres de 23 pièces ne donnent aucune information sur les histoires qu'ils sont supposés raconter et les musiques, d'une très grande variété, ne sont pas particulièrement évocatrices d'images ou de récits cinématographiques. Et pourtant ! Pourtant cette version instrumentale de leur travail (sur leur site on constate l'importance des chansons), puisque le disque, leur septième, s'intitule Instrumental Ensemble - Soundtrack for imaginary Movie Vol 1, est d'une grande richesse de timbres, de styles et d'influences, sans que ce soit facilement identifiable ou étiquetable. En cela je reconnais des cousins vivant quelque part vers Bologne, un creuset d'inventeurs musicaux très libres, possédant à la fois un lyrisme romantique, un goût pour les rythmes envoûtants, prêts à arpenter toutes sortes de paysages sonores, aussi expérimentaux que référentiels. Leurs bases sont plutôt américaines, jazz ou rock, brésiliennes ou funky. En tous cas on part en voyage, incapables de prévoir l'ambiance d'un morceau sur le suivant. Mes recherches sur la Toile me suggèrent qu'il s'agit probablement de Mirko Cisilino et Marco Frattini, épaulés par Pasquale Mirra, Beppe Scardino, Lorenzo Caperchi, Valeria Sturba, Alessandro Trabace et Daniela Savoldi, mais je peux me tromper. Leur anonymat revendiqué indique avec certitude qu'ils mettent la musique en avant plutôt que leurs individualités.

→ C’mon Tigre, Instrumental Ensemble - Soundtrack for imaginary Movie Vol 1, CD/LP CMT, Dumbo/Open Event, dist. Believe, Modulor

lundi 13 janvier 2025

Rock Pop Underground


Mon cousin Michel Bouvet est un tout petit peu plus jeune que moi, mais je partage sa fascination pour l'époque psychédélique de notre adolescence. Peace & Love ! Tous deux figurons les artistes de la famille, moutons noirs tempérés par l'explosion de couleurs qui nous anime. J'ai la chance d'être devenu musicien tandis que Michel optait pour le graphisme, ses affiches contemporaines portant la trace vive de l'arc-en-ciel lysergique de nos émois d'éternels jeunes hommes.
Le nouveau livre qu'il a concocté et qui sort le 7 février s'intitule Rock Pop Underground. Pochettes d'albums, affiches de concerts, flyers, logos de groupes de musique, comics, livres, fanzines, photographies, soit plus de 1300 œuvres, réfléchissent les tendances, les révolutions et les contre-cultures qui ont marqué les décennies depuis les années 60. Les Français appelaient alors pop le rock américain alors que pour les Anglo-Saxons la pop était synonyme de variétés. Quant à l'underground nous y baignons tous les deux. J'ai d'ailleurs la chance d'occuper 7 pages de la formidable bande dessinée éponyme Underground d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, parue en français et en anglais !


En même temps que sort le livre Rock Pop Underground (384 pages, 17x23cm, impression nanographique Landa 7 couleurs, trilingue FR-EN-HU, Éditions du Limonaire), Michel Bouvet et Fanny Laffitte, commissaires de l'exposition présentée à Pécs en Hongrie, pas la porte à côté, en ont conçu une version monumentale, au format 70x100cm. Ensemble, ils avaient déjà signé Un manuel du graphiste.
Ce nouvel ouvrage est une belle occasion d'admirer les œuvres de Jorge Alderete (Mexique), Martin Andersen (UK), Jonathan Barnbrook (UK), Frank Bettencourt (USA), Big Active (UK), Chris Bigg (UK), Michel Bouvet (France), Anthony Burrill (UK), Peter Chadwick (UK) - Art Chantry (USA), Emek (USA), Laurent Fétis (France), Form (UK), Fury (France), Anita Gallego (France), Mono Grinbaum (Argentine), Igor Gurovich (Arménie), Jianping He (Allemagne), Gary Houston (USA), Melchior Imboden (Suisse), Pedro Inoue (Brésil), Dennis Larkins (USA), Alain Le Quernec (France), Yann Legendre (France), Lisa Lotito (USA), Alejandro Magallanes (Mexique), Mike Mcinnerney (UK), Stanley Mouse (USA), Vaughan Oliver (UK), Étienne Robial (France), Studio Boot (Pays-Bas), Stylorouge (UK), John Van Hamersveld (USA), Garth Walker (Afrique du Sud), Zip Design (UK)... On y trouve aussi des affiches politiques et sociales de la collection de Maurice Ronai, un entretien avec Philippe di Folco, une chronologie année par année jusqu'à nos jours... Ça part dans tous les sens, parce que rien n'arrête l'imagination des graphistes ! Alors on savoure le style de chacun/e en prenant son temps, comme avec le précédent Pop Music 1967-2017 Graphisme & musique qui était, quant à lui, axé sur près de 600 groupes et leurs pochettes de disques...

Rock Pop Underground, le pop-up store
Livres disponibles samedi 8 février, et du lundi 10 au jeudi 13 février 2025, de 14h à 19h, à la Galerie des Ateliers de Paris - 30 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris - Métro Bastille

vendredi 10 janvier 2025

Animal Opera + Tchak sur Jazz`Halo


Le multi-instrumentiste, concepteur sonore, réalisateur et omnivore musical français Jean-Jacques Birgé est de loin l'artiste qui plonge le plus loin et le plus profondément dans le « terrier du lapin » [comment traduire le « rabbit hole » ? Labyrinthe ? Monde étrange ?]. Son dernier enregistrement, « Animal Opera », n'en est qu'un aspect.
En 2006, Jean-Jacques Birgé a créé un « opéra » avec Antoine Schmitt. Une histoire impossible à résumer, celle d'une centaine (!) de « lapins » Nabaztag communicants et dotés d'une volonté « individuelle », dont deux versions sont reprises ici, « NABAZ'MOB des V2 » et « NABAZ'MOB des V1 ». Chacune délivre une musique ambient minimaliste avec des tonalités sombres et un climax apocalyptique pour la V2.
Il y a aussi 'L'Aube à Shimiyacu/Dawn at Shimiyacu', enregistré dans la forêt tropicale péruvienne selon les « liner notes ». Vingt-deux minutes d'enregistrements de terrain avec des sons de la nature et un minimum d'ajouts personnels [aucun ajout personnel, note de JJB]
Emballé dans un digipack rose vif et doublement dépliable (des lapins à foison sur la couverture) avec un livret de douze pages dans lequel Birgé explique son univers et ses méthodes de travail.
Nous mentionnons également ici 'Tchak' (Klanggalerie) avec des enregistrements de 1998-2000 réalisés par Birgé en compagnie du trompettiste Bernard Vitet. Ce dernier faisait également partie de l'imposant Un Drame Musical Instantané. D'autres « usual suspects » sont également présents.
En 2024 le CD sonne contemporain et surtout inclassable. Une « zone crépusculaire » contenant des rythmes de danse baroques à la Devo, les bleeps et effets les plus bizarres, de l'ambient imprégnée d'atmosphères orientales, des morceaux de transe répétitifs, du trip-hop loungy et de l'électro-jazz trash. S'agit-il de jazz, de rock, d'avant-garde, de pop ou d'un sous-genre alternatif ? C'est tout cela et bien plus encore. Un programme dérangeant à tous points de vue, avec l'attitude des Monty Python et de Jimi Tenor, mais aussi celle de Telex et du duo Suicide.
2025 marque le 50e anniversaire du label de Jean-Jacques Birgé. Curieux de voir ce qu'il nous réserve à cette occasion. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le catalogue de GRRR est à découvrir en priorité.

Georges Tonla Briquet sur Jazz`Halo, traduit du néerlandais

BANDCAMP Animal Opera
GRRR Records
Tchak
Jazz’halo récent Jean-Jacques Birgé – Pique-Nique Au Labo
Jazz’halo récent Jean-Jacques Birgé – Pique-Nique Au Labo 3

Court-circuit, en duo avec Ravi Shardja


Court-circuit, [...] album enregistré au Studio GRRR, est un duo improvisé avec Ravi Shardja, pseudo de Xavier Roux. Écoute et téléchargement gratuits. [...] Ravi avait apporté sa mandoline électrique et un mélodica. La musique du groupe Gol, dont il fait partie, me ramène aux premières années d'Un Drame Musical Instantané, bricolage inventif un peu destroy. En enregistrant je pense au jeu du roman de Cocteau, Les enfants terribles, dont Jean-Pierre Melville tourna l'adaptation. À la fois tendre et cruel. La photo de la pochette prise au garage me soufflera le titre des cinq morceaux : Monocycle, Deux roues, Sur trois pattes, Déviation, Ex Aequo. La progression est évidente. Si ce 20 avril 2012 est électrique j'ai l'impression d'entendre deux écureuils galopant imperturbablement chacun dans sa roue motrice. Et ça roule !

Extrait d'un article du 23 octobre 2012
Treize ans plus tard, jeudi 16 Janvier 2025 à 18h30 au Souffle Continu à Paris, show-case de Ravi Shardja pour la sortie de Quatre soliloques sur le label L’Eau des fleurs.

jeudi 9 janvier 2025

Le chaînon manquant


C'est une histoire que j'aime bien rappeler, même si vous la connaissez probablement déjà. Il y a très longtemps j'ai entendu Yves Coppens la raconter à la radio. Avec son ami Jean-Jacques Petter, directeur du zoo de Vincennes, le paléoanthropologue avait eu l'idée de tester l'intelligence d'un chimpanzé. À l'époque ils ne disposaient ni de caméra de surveillance ni d'autre moyen sophistiqué que de surveiller l'animal par un trou de serrure. Dans une salle du Museum d’Histoire Naturelle ils pendent donc un régime de bananes au plafond et disposent une table et une chaise à l'autre bout de la pièce. Le singe serait-il capable de se servir de ces outils ? Déplacerait-il les meubles et les empilerait-il pour atteindre le fruit convoité ? Les deux savants attendent patiemment derrière la porte. Pas un bruit ne se fait entendre. Plus étrange, Coppens collant son œil pour voir ce qui se passe ne voit absolument rien alors qu'il fait jour et que les fenêtres n'ont pas de volets. Ils ouvrent la porte pour vérifier que la serrure n'est pas bouchée. Non, tout est normal. Le chimpanzé est tranquille dans son coin. Ils referment la porte et Petter s'y colle à son tour. Et là, il voit. Devinez quoi ? L'œil du chimpanzé ! Les deux amis ont terminé la journée dans la plus grande euphorie. Coppens a décroché les bananes pour les offrir à leur sujet d'expérience, habitué qu'on le serve. J'adore cette histoire qui me rappelle la découverte du chaînon manquant entre le singe et l'homme : c'est nous, tout simplement...

Illustration : détail du tableau de Rémy Cogghe, Madame reçoit (1908) exposé à La Piscine, Roubaix.

Article du 8 janvier 2013

mercredi 8 janvier 2025

Georgette Dee, "plus grande diseuse vivante allemande"


Mes copines, évidemment germanophones, étaient étonnées que je ne connaisse pas Georgette Dee. Il est certain qu'adorant les voix graves de certaines chanteuses allemandes telles Marlene Dietrich, Zarah Leander ou Ute Lemper, j'aurais probablement dû ! Je me souviens qu'en discutant avec Hanna Schygulla, qui avait accepté le rôle principal du long métrage L'astre qu'en 1996 je n'ai pas réussi à tourner, j'étais liquéfié par l'envoûtant velouté de sa voix, un peu comme en France celle de Delphine Seyrig. J'ai conservé précieusement les interviews en français de Marlene où elle évoque le violon qui lui a fait mal ou ses magiques apparitions sur scène sous le feu des projecteurs. Voix encore plus grave, la suédoise Zarah Leander ne jouit pas du même prestige pour avoir été la "chanteuse préférée du Führer", même si elle n'a jamais adhéré au parti nazi. De la génération suivante, Ingrid Caven, Georgette Dee ou Ute Lemper perpétuent un répertoire de cabaret berlinois.


Icône gay comme Zarah Leander, Georgette Dee serait probablement un iel aujourd'hui, son site se référant à un homme alors qu'elle incarne une femme. Pour son répertoire composé de classiques (Brecht-Weill, Heine-Schumann, Porter, etc.) et de nouveautés qu'iel aime agrémenter de petites histoires drôles et provocantes iel chante en allemand et en anglais. À Paris iel était passée à Chaillot et à l'Odéon. Pour Myschtisch..., enregistré en public en 1994, Georgette Dee est accompagnée par Terry Truck qu'iel a rencontré à Londres en 1981 et avec qui iel se produira pendant trente ans, bouteille de Bordeaux et cigarettes incluses. Iel jouera au théâtre plus qu'au cinéma, poursuivant la tradition que Marlene Dietrich a popularisé dans le monde entier, femme fatale succombant à sa fatalité.

mardi 7 janvier 2025

Les couleurs du prisme, la mécanique du temps


Après le remarquable ouvrage de Daniel Caux, Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps, réunissant ses écrits, [dans mon article du 20 décembre 2012, je chroniquais] le film de Jacqueline Caux dont il fut à l'origine et qu'elle [réalisa], quatre après la mort de son mari, autour de l'école minimaliste américaine. John Cage et Daniel Caux en sont les narrateurs, grâce à des archives exceptionnelles. On retrouve donc les prestations de La Monte Young, Pauline Oliveros, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Meredith Monk, Gavin Bryars et Richie Hawtin alias Plastikman, avec qui elle s'entretient tout au long de ce long métrage qui paraît enfin en DVD. Si le tournage récent de séances de répétition recèle maint trésor qui étonnera les plus blasés, on se serait bien passé des sempiternels plans de rues de New York (déconnectés du sujet) pour accompagner les passages de musique seule. Comme si les images manquaient de cette période, images fixes, documents, ou n'importe quoi d'autre que les tartes à la crème paysagères. Les musiques des uns et des autres auraient pu susciter quelques allégories ou synonymes plus suggestifs, mais c'est un détail. Alors que je reste hermétique au néo-clacissisme de Bryars, le passage de Cage aux répétitifs, puis de ces minimalistes ou du Miles Davis électrique à la techno devient transparent. Les couleurs du prisme, la mécanique du temps est accompagné d'un passionnant témoignage de Daniel Caux qui, autour de sa discothèque, se souvient de son parcours de découvreur... DVD trouvé encore une fois au Souffle Continu.

lundi 6 janvier 2025

Ella & Pitr Klaxonnés


Ella & Pitr ont choisi l'indépendance pour rester libres d'inventer des histoires à dormir debout qu'ils mettent en images sur les murs des villes ou par terre, des cimaises de musées ou des toiles de tableaux, des T-shirts ou des plaquettes de chocolat, des briquets ou des savons, et même des livres. J'ai la chance d'en posséder toute une collection, y compris un ange encollé qui tombe dans mon escalier, un support de bicyclettes, une fresque à dix mètres au-dessus de ma porte d'entrée et la pochette du vinyle Fictions avec Lionel Martin. Toute surface ou volume est bon/ne à prendre si cela leur permet d'inventer quelque chose, une anamorphose, un flip-book ou un spectacle entier comme Fermez les yeux vous y verrez plus clair qu'ils ont créé à la Comédie de Saint-Étienne et avec lequel ils partiront en tournée à partir de ce printemps, une féérie graphique un poil (de pinceau) circassienne qui ne ressemble à rien d'autre.


Le duo d'artistes plasticiens fait preuve d'un humour poétique et d'une tendresse œcuménique qui rend leurs œuvres particulièrement attachantes. Ils n'ont pas encore mis de détachant sur le marché, mais leurs éponges sous blister effacent déjà la mémoire. Où en étais-je ? Ah oui. L'indépendance. J'ai commencé comme cela. L'indépendance permet de faire ce qui leur plaît et d'en vivre, mais elle restreint fatalement leur rayon d'action. Lorsque Gallimard publie leur rétrospectif Comme des fourmis on peut le trouver pratiquement partout, mais lorsqu'ils choisissent d'éditer leurs derniers livres à compte d'auteurs, en en soignant chaque détail, de la mise en pages à la fabrication, il faut passer par leur site Superbalais. C'est par exemple le cas pour le tout nouveau, tout chaud, Klaxonnés (même si ce sont des rapides !). Ce volume de 320 pages format A4 pesant pas moins de 1,657kg revient sur les derniers dix ans de créations plus dingues les unes que les autres. Toitures géantes, murs édifiants, anamorphoses incroyables, collages et dessins sont cette fois accompagnés de textes de Jonathan Roze, Sabine Bledniak, Emile Parlefort, Camille Boitel, Jeanne Vimal, David Demougeot... Ella & Pitr aiment les objets dérivés, mais pour eux tous leurs objets sont dérivés, qu'ils collent dans la rue, peignent le toit d'un building ou un barrage toute hauteur, une toile pour la galerie ou leurs petits cahiers dans lesquels ils n'arrêtent jamais de griffonner, ils dérivent comme un bateau en papier dans le ruisseau de mon enfance. Devenus hyperréalistes, leurs Plis et replis donnent envie de s'y emmitoufler comme dans la robe de chambre en laine des Pyrénées de ma grand-mère.


Leurs images, minimalistes, provocatrices, généreuses, font rêver. Elles leur permettent d'abord à eux de s'évader. S'évader des clichés et des tiroirs bien rangés dans lesquels on serait tenté de les enfermer. Il y a toujours un avant et un après, comme une case de bande dessinée, un tableau pris sur le vif, un instantané figé dans le temps. Où que j'ouvre par exemple Klaxonnés je tombe sur une question que leur imagination a concrétisée sous la forme d'une bribe. À chacun ensuite de se faire son cinéma. Que l'on préfère l'abstraction ou la figuration, le conceptuel ou le réalisme, on tombe facilement sous le charme de ces créations graphiques à quatre mains où le vertige et la farce sont les maîtres du jeu.

vendredi 3 janvier 2025

The Archetypal Syndicate


Voilà plusieurs décennies qu'aucun courant majeur n'est apparu en musique. Rien depuis le reggae, le rap ou l'électro qui se déclinent à toutes les sauces sans décliner pour autant. Entendre que les majors de l'industrie du disque ne se donnent plus les moyens de piller les niches inventives. Les avant-gardes sont un concept dépassé puisqu'il n'y a plus d'arrière-garde. Et pourtant, oui pourtant, sortent chaque mois de fantastiques galettes d'une rare vitalité, mais comme les marchands ne lui ont pas trouvé de nom, elles restent dans les marges. Ces musiques hybrides sont le fruit d'affranchis qui jouent à saute-frontières, picorant ici et là des danses traditionnelles et des envolées psychédéliques, des improvisations jazzy et des tourneries rock 'n roll en les accommodant à leur sauce, souvent influencés par les minimalistes qu'on appelait auparavant répétitifs, et distordant avec espièglerie la ligne claire.
The Archetypal Syndicate est de ceux-là. Si le timbre de l'orchestre est homogène comme dans un groupe de rock, il est néanmoins le fruit d'individualités comme dans un groupe de jazz. Quant à leur inspiration elle va se nicher dans les musiques traditionnelles qu'on appelle parfois "du monde" pour rappeler leur popularité (pop !). L'instrumentation du trio formé par Paul Wacrenier (gumbri, likembe, mbira), Karsten Hochapfel (guitare électrique, guitare portugaise, banjo, violoncelle) et Sven Clerx (batterie, percussions, shruti box) suit le contour des continents africain, américain, asiatique et européen. Ces derviches tourneurs de ce premier quart de siècle (oui déjà) jouent sur la transe. Plus on est de fous plus on rit. Pour ce deuxième album ils ont invité la violoniste Sarah Colomb, le guitariste Richard Comte, le violoniste Clément Janinet, la guitariste électrique Tatiana Paris, le sax ténor Julien Pontvianne. La musique du Syndicat ressemble à un gamelan sur lequel auraient déteint tous ces instruments, le fest noz d'un autre hémisphère, un boléro ravélien passé au tamis du rock...

→ The Archetypal Syndicate, Happy Transmutation, CD Nunc, dist. L'autre distribution, sortie le 7 février 2025

jeudi 2 janvier 2025

Comment analysez-vous cette image ?


Ça fait froid dans le dos. Profil sur X : https://x.com/BrunoRetailleau

Bonbon Flamme


Le quartet réuni par Valentin Ceccaldi porte bien son nom. Bonbon Flamme est une friandise qui vous réchauffe. Les marchands finiront bien par coller un nom à ces musiques inventives qui possèdent la liberté du jazz, l'énergie du rock, les expérimentations de la musique contemporaine et les mélodies de la pop. Possédés, ils le sont. Valentin Ceccaldi au violoncelle, le guitariste Luís Lopes, le pianiste Fulco Ottervanger (ici sur un piano droit et des synthétiseurs) et le batteur Étienne Ziemniak créent des climats envoûtants aux accents dansants. Ceccaldi, rentré du Mexique, s'en inspire largement, entre les saveurs gustatives relevées et les facétieux petits squelettes, manière de prendre du recul avec la mort comme avec la vie en les peignant de couleurs éclatantes. Tout cela sérieusement avec humour, un ragtime de Scott Joplin se déclenchant au milieu du disque, sorte de boîte à musique, de musique en boîte, de boîte ou de musique, se déglinguant méchamment comme si les automates revendiquaient leur autonomie en glissant vers le free jazz.


Sous l'écorce, la sève révèle sa tendresse. Sucrée comme celle de l'érable. Salée comme les notes qu'il faudra tout de même honorer. Acide comme le citron sur un buvard. Combien faut-il de shots de tequila (chupitos) pour faire exploser (boom boom) les crânes squelettiques (calaveras) ?

→ Bonbon Flamme, Calaveras Y Boom Boom Chupitos, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 31 janvier 2025 (concert le 7 février à la Dynamo de Pantin)

mercredi 1 janvier 2025

2025 = 50e anniversaire des disques GRRR


Si la nouvelle année s'annonce belle pour certain/e/s, elle ne le sera pas pour tout le monde, ce monde qui part à vau-l'eau et qu'il faut sans cesse rappeler à l'ordre ou au désordre pour être au rendez-vous l'an prochain à la même date. On peut toujours faire semblant, mettre des petits chapeaux pour étouffer les cerveaux, lancer des confetti comme de la poudre aux yeux, faire sauter les bouchons de champagne ou simplement se mettre à genoux, nous savons hélas qu'on meurt à l'autre bout de la planète ou même en bas de chez soi. Si ce n'était qu'une réalité biologique nous pourrions la fêter à la mexicaine, mais elle s'accompagne d'horreurs comme seule l'humanité sait en fabriquer. Je pourrais vous parler de la Palestine, qu'un génocide s'y perpétue sans que nos gouvernements n'y fassent rien, de quoi faire retourner mes ancêtres dans leurs tombes si on savait seulement où les monstres les ont creusées. Vous pourriez me citer tous les endroits de la planète où l'on crève de faim, où il est interdit de parler, et même de penser sans risquer la peine capitale, parce qu'on est une femme, ou simplement différent. Les idées les plus rétrogrades gagnent partout du terrain, chez nous comme ailleurs.
Et pourtant, pourtant cela ne m'empêche pas d'espérer la relève, le sursaut salvateur, le retour vers la solidarité, pas seulement entre humains, mais aussi vis à vis des autres espèces que nous détruisons méthodiquement. Que revienne le doute dans notre société pétrie de bons sentiments, mais qui refuse de voir les effets de bord !
Après ces propos rabat-joie qu'il me semble répéter chaque année, je vous souhaite que celle-ci soit la meilleure possible, rappelant tout de même qu'aujourd'hui nous dansons sur un volcan. Tant de temps s'est écoulé depuis que nous souhaitons la bonne année. 2025 marquera pour moi le 50e anniversaire des disques GRRR. Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, l'album qui inaugura le label, est devenu culte. Plus d'une centaine ont suivi. J'avais 22 ans. Je rêvais de paix et d'amour. Fallait-il que nous soyons naïfs ! Pourtant j'en ai cueilli à pleins bouquets. De l'amour plus que de la paix. Les deux sont-ils compatibles ? Je n'ai d'yeux que pour la dialectique. Dans le marasme traversé j'ai eu la chance de vous avoir, vous mes ami/e/s, vous mes amours. Sans vous je ne pourrais pas vous souhaiter mes meilleurs vœux malgré les pensées noires qui m'accablent, je ne pourrais rêver en couleurs, imaginer de nouvelles utopies, construire des châteaux en Espagne, faire sonner le monde comme un feu d'artifices de musiques plus dingues les unes que les autres, partager ces tranches de vie joyeuses dont la solidarité est la clef. Ô que je vous aime et vous aimerai jusqu'à mon dernier souffle !

Logo GRRR dessiné par Raymond Sarti en 1991.

mardi 31 décembre 2024

Les films du dimanche soir


De temps en temps, plutôt que de tenter de découvrir de nouvelles perles rares, je reviens vers des films qui m'ont marqué et que je pourrais affubler du terme de chef d'œuvre. Ils ne le méritent pas tous, mais ils correspondent bien à ce que nous appelons les films du dimanche soir (cela marche aussi pour les réveillons sous la couette !). Ce sont parfois des films passés un peu inaperçus à leur sortie, parfois leur succès n'a pas duré, parfois ce sont des tubes. Ainsi récemment j'ai sorti de mon chapeau les formidables Eo de Jerzy Skolimowski (2022) et White God de Kornél Mundruczó (2014), les films d'animation Watership Down (La colline aux lapins) de Noam Murro (2018), Ruben Brandt, collector de Milorad Krstić (2018) et Paprika de Satoshi Kon (2006), les documentaires expérimentaux The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick (1960) et La Route parallèle de Ferdinand Khittl (1962), Falbalas et Le trou de Jacques Becker (1945,1960), Colonel Blimp et I Know Where I'm Going de Michael Powell... Mais aussi Trois enterrements (The Three Burials of Melquiades Estrada) de Tommy Lee Jones (2005), 7 Women de John Ford (1966) et Convoi de femmes (Westward the Women) de William A. Wellman (1951), Le petit fugitif de Morris Engel et Ruth Orkin (1953) et Tamara Drewe de Stephan Frears (2010), Le chant du loup d'Antonin Baudry (2019) et Diamant noir de Arthur Harari (2015), To Kill a Mocking Bird de Robert Mulligan (1962), Ball of Fire et The Big Sleep de Howard Hawkes (1941, 1946), Tout ça pour ça de Claude Lelouch (1993) et Un singe en hiver de Henri Verneuil (1962), je ne suis pas sectaire, Nurse Betty et Fausses Apparences (The Shape of Things) de Neil LaBute (2000, 2003), Strange Days de Kathryn Bigelow (1995) et Les Fils de l'homme (Children of Men) d'Alfonso Cuarón (2006), et même les miens The Sniper, Idir et Johnny Clegg a capella et La nuit du phoque, ou un coup d'œil en arrière vers les séries Six Feet Under, BrainDead, Utopia, Happy!, Downton Abbey, The Americans... J'indique quelques liens vers des articles que j'ai écrits sur ces films lorsque c'est le cas... J'en oublie forcément, mais ce n'est pas non plus la liste de l'île déserte, il ne faut pas tout confondre.