
Après
la fête, la genèse. Cinquante ans c'est quelque chose. Le label de disques GRRR que j'ai fondé en 1975 est certainement l'un des plus anciens encore en activité parmi les indépendants. J'avais commencé à faire de la musique seulement cinq ans plus tôt. Pas moyen de me souvenir comment j'ai rencontré
Francis Gorgé qui jouait de la guitare électrique avec
Edgard Vincensini à la basse et Pierre Bensard à la batterie. Il y avait peut-être aussi un organiste au début. Je leur avais proposé de faire leur light-show, mais les répétitions ayant lieu de jour chez Pierre, boulevard Suchet, il n'y avait pas moyen de projeter, je m'ennuyais. Alors, revenant de
mon voyage aux États-Unis et parlant anglais, je suis devenus le chanteur du groupe
Epimanondas dont j'écrivais les paroles. Nous avons ainsi organisé le premier concert de rock au Lycée Claude Bernard. Je chantais, jouais du saxophone, de la guimbarde et diffusais des bandes magnétiques électro-acoustiques. En deuxième partie, selon les jours, j'avais engagé Dagon et Red Noise ! Lors des années qui suivirent j'acquis un orgue Farfisa Professional, puis un synthétiseur ARP 2600. Un jour je me dis que ce que nous enregistrions Francis et moi, aux casques, dans ma chambre, valait bien ce que j'entendais à la radio. J'ai téléphoné à plusieurs productions de disques qui m'ont évidemment envoyé promener. À la fin de cette semaine où j'avais fait chou blanc, je suis allé à une surprise-partie chez des richards à Louveciennes, invité par
Michaëla Watteaux. Je connaissais la maison de Basile Kamir pour y être souvent allé, dont une fois pour faire la musique d'un film de
Raoul Sangla, à moins que ce ne soit après. Je ne sais plus. C'est loin. Basile fondera la boulangerie du Moulin de la Vierge rue Vercingétorix à Paris, premier dépôt des disques Virgin ! Ce samedi soir-là, j'ai raconté l'insuccès de mes démarches à une bande de jeunes affalés sur des coussins profonds. Un type chauve, nous avions tous les cheveux longs, me dit qu'il est producteur et que ça l'intéresse. Il me donne rendez-vous lundi à 17h chez moi, 88 rue du Château à Boulogne-Billancourt, nous vivions en communauté.
À 17h05 Sébastien Bernard me dit d'arrêter le magnétophone et me demande si quinze jours de studio me conviendraient. Son père a un huit pistes, un orgue à tuyaux et quelques instruments. J'appelle aussitôt Francis pour que nous le fassions ensemble. Je crois me souvenir que nous étions un peu en froid, mais je me voyais mal le faire sans lui, avec qui j'avais composé toute la musique qui me plaisait et m'étonnait. Du 25 mars au 2 avril 1975 nous avons ainsi enregistré quatre pièces de l'album
Défense de avec nos instruments, mais aussi l'orgue, un piano électrique, un xylophone, un violoncelle, etcétéra. C'est une sorte de pop expérimentale avec des sons inouïs où l'improvisation ne consiste pas seulement en des variations sur un thème. Or Sébastien Bernard, qui n'avait produit que du free jazz comme Frank Wright ou Noah Howard, fut pris au dépourvu par ce que nous avions joué. Il demande donc autour de lui à des gens comme Alan Silva ce qu'ils en pensent, ce qui n'arrange pas les choses. Au bout de trois mois il me fait cadeau de la bande huit pistes et me conseille de faire "autre chose que de la musique" !
Entre temps le chanteur Ometaxalia demande à Francis et moi de jouer sur son disque arrangé par le pianiste Jean-Louis Bucchi avec Janick Top à la basse et les sœurs de Joe Dassin, Julie et Richel, qui font les chœurs. Nous sommes enchantés par les timbres et les rythmes du percussionniste, un Breton surnommé Shiroc à qui nous proposons des concerts en trio. J'avais réussi à convaincre le directeur du Théâtre de la Gaîté Montparnasse de nous laisser sa salle huit dimanches soirs de suite. Nous n'avons pas rameuté grand monde, c'était plutôt Waterloo morne plaine, mais nous avions enregistré nos séances à la maison. Il était absurde de sortir
Défense de en duo alors que nous étions devenus trio. Nous avons donc remplacé deux des quatre pièces par deux autres enregistrées par Gérald Robinet au Studio Adam, Roissy-en-Brie, les 13 et 14 août 1975. Nous avions aussi invité Bucchi et notre camarade, le saxophoniste Antoine Duvernet, à se joindre à nous pour quelques apparitions.
Il restait à mixer tout cela et j'étais bien embêté. Au hasard d'une discussion j'ai convaincu un client de mon père, je crois qu'il s'appelait Spire, qui avait une petite boîte de composants électroniques de mécèner le mixage. Je me souviens qu'en nous quittant, dans l'ascenseur, il me fit la confidence que "pour une fois ses amis ne pourraient pas dire qu'il finançait de la soupe !".

Le disque nous plaisait énormément, avec les images de notre ami
Thierry Dehesdin qui était le photographe de H Lights, le groupe de light-show que j'avais fondé. Il ne restait qu'une solution, le produire moi-même. Probablement culpabilisé, Sébastien Bernard a malgré tout accepté de le distribuer sous son label Sun. Nous avions 22 ans et une terrible envie de mordre, d'où le nom, GRRR. Les titres du disque et des quatre pièces formaient une seule phrase :
Défense de / crever / la bulle opprimante, / Le réveil / pourrait être brutal. Fort d'excellentes critiques, les mille disques se sont vite vendus. En 1979, sélectionné par l'anglais
Steven Stapleton, il fait partie de la célèbre
Nurse With Wound List, bible de l'underground, et devient carrément culte. Jusqu'à sa ressortie en CD par l'israélien MIO Records et en vinyle par le catalan Wah Wah, augmenté, sur un DVD, de six heures d'inédits du trio, intitulées
June Sessions (du 11 au 27 juin 1975, plus concert à Radio France le 18 octobre), ainsi qu'en quartet le 22 janvier 1976 avec un second percussionniste, Gilles Rollet, et du film expérimental
La nuit du phoque (sous-titré en français, anglais, hébreu et japonais) que j'avais réalisé en 1974 avec Bernard Mollerat et qu'encensèrent plus tard de nombreux critiques américains, il coutait une blinde, jusqu'à 1000 dollars. Thurstone Moore (Sonic Youth) l'échangea contre seize vinyles !
Mais il ne suffit pas d'un disque pour faire un label. De déconvenue en déconvenue je me suis retrouvé plusieurs fois à régler la question en continuant à produire en totale indépendance. En 1976, la rencontre du trompettiste
Bernard Vitet aboutit à la création du groupe
Un Drame Musical Instantané (lui aussi toujours en activité, même après le décès de Bernard en 2013). Quelques mois plus tard nous enregistrons le premier album,
Trop d'adrénaline nuit, en espérant qu'il intégrera l'écurie nato de Jean Rochard que nous admirons, mais celui-ci ne vint jamais au rendez-vous et en 1979 nous nous décidâmes, Bernard, Francis et moi à le produire nous-mêmes. L'année suivante, le producteur suisse Werner Uehlinger nous commande un nouveau disque,
Rideau !, mais sa femme tombe malade et il ajourne sa sortie. Passent quelques mois, Werner refait surface, mais il exige un enregistrement plus récent (!)... La coupe est pleine. Je n'attends pas, je sors ce deuxième album du Drame et je jure que l'on ne m'y reprendra plus. L'indépendance est la seule garante de notre survie. GRRR produira
une soixantaine de disques physiques et
une centaine d'albums exclusivement en ligne dont la durée oscille entre trente minutes et vingt-quatre-heures. Le plus récent,
Pique-nique au labo 4, paraîtra le 18 de ce mois. Cela ne m'empêchera pas d'en sortir sur d'autres labels lorsque des occasions se présenteront (in situ, Silex, Auvidis, All Access, Souffle Continu, KlangGalerie, MEG-AIMP, DDD, Psych.KG, Ouch!, etc.).
Suite à cet article, j'ai écrit une nouvelle présentation des disques GRRR pour le site des
Allumés du Jazz, dont l'ancien semblait dater du siècle dernier. Il y a quelques redites, mais cela peut toujours servir !
2025 marque le 50e anniversaire des disques GRRR, un des plus anciens labels indépendants encore en activité. Jean-Jacques Birgé le fonde donc en 1975 avec « Défense de » de Birgé-Gorgé-Shiroc, album culte grâce à la fameuse liste de Nurse with Wound.
Le label devient ensuite celui d'Un Drame Musical Instantané et de la famille agrandie, Michèle Buirette, Hélène Sage, Bernard Vitet, Pied de Poule, Dominique Fonfrède... En 1979, le premier 33-tours d’Un Drame Musical Instantané "Trop d’adrénaline nuit", ressorti en CD comme tous les futurs vinyles, inaugure une prolifique série d’albums-concepts. Enregistré en 1977 par Jean-Jacques Birgé, Francis Gorgé et Bernard Vitet, il est suivi de « Rideau ! » en trio, puis de trois albums en grand orchestre, dont la musique du film muet « L’homme à la caméra », ciné-concert dont le Drame est internationalement à l’origine de la nouvelle mode avec 26 films au répertoire. « Carnage », avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, est le dernier vinyle avant de passer au CD.
Depuis toujours, GRRR a son propre studio d’enregistrement, les artistes participant à chaque phase de la construction. Chaque année sortira un nouvel album de cet étrange collectif… Petite entreprise familiale, rassemblement d’artistes collectivistes, îlot de résistance à l’uniformisation, innovateurs et défricheurs de nouvelles technologies, le label GRRR continuera d’inventer de nouvelles formes tout en produisant du sens… En 1987 paraît « L’hallali », l’un des premiers CD et en 1997 les chansons de Birgé & Vitet avec « Carton », en France le premier CD-Rom d’auteur. Suit « Machiavel », mariage du jazz et de l’électronique. Pendant une décennie les nouveaux albums sont accessibles exclusivement en ligne sur Internet. Ses artistes continuent à raconter des histoires à dormir debout, fabriquer des illusions comiques ou nous mettre en colère contre un monde que nous n’avons pas choisi même si nous en sommes tous responsables. Dans la musique comme dans ses prises de position politiques, GRRR réfléchit l’univers qui nous entoure en dressant un pont entre les racines du vieux monde et les technologies du futur, histoire d’inventer de nouvelles utopies…
Jean-Jacques Birgé, compositeur, cinéaste, auteur multimédia reprend la production avec « Établissement d'un ciel d’alternance » qu’il signe avec Michel Houellebecq, le trio El Strøm, son « Centenaire » salué par la critique, le groupe de rock bizarre Poudingue, le retour d’Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé et l’écrivain Dominique Meens, les quatre volumes de « Pique-nique au labo » avec une soixantaine des meilleurs improvisateurs, « Animal Opera » sans aucun musicien même aux manettes et « Les déments » avec le comédien Denis Lavant et le saxophoniste Lionel Martin… Parallèlement à ses créations, Birgé tient un blog quotidien, militant et solidaire, depuis 21 ans !