Jean-Jacques Birgé

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samedi 23 septembre 2023

C'est la barbe !


"C'est la barbe !" répond Sacha Distel quand Maurice Chevalier entonne "Pense aux mille plaisirs du monde et pense aux mille désirs qui nous agitent, le possible est sans frontières, et l'on découvre cent mystères en route". Paroles de la comédie musicale Gigi de Vincente Minelli, d'après Colette, traduites par Boris Vian. C'est la barbe ! Comment l'entendre ici ? La photo de 1978 a du succès, à mes yeux pour commencer. À l'époque j'aurais aimé le savoir, et l'assumer sereinement. D'Artagnan, Zappa, Dave Grohl, Jésus Christ, les références ne manquent pas dans les commentaires actuels bien sympathiques. Trois ans plus tard je la coupai. Me reconnaissant dans la glace, je sautai littéralement de joie, comme un petit zébulon. Quarante années de plus, je la laisse à nouveau pousser cet été, comme ça, pour jouer. Cette fois je ne reconnais plus l'enfant. Remontent mes débuts dans le monde, la vie qui s'offre à moi, l'amour, la musique... Aujourd'hui les amis me disent gentiment que cela me rajeunit. Alors c'est comme aller chez le coiffeur, couper ou laisser pousser, c'est le changement qui fait le boulot. Qu'annonce ce nouveau visage ? Rien n'est sûr. Question de patience. Vivons-nous dans le regard des autres ou dans la vision narcissique qu'impliquent les réseaux sociaux ? Les deux me semblent y participer. On voudrait parfois n'exister que par son esprit, sa tendresse, mais à quoi cela rime sans partage ? Il est rassurant de savoir que rien n'est immuable. Sauf la mort, biologiquement inéluctable. En attendant, le nombre des années ne signifie pas grand chose, si ce n'est qu'on est vivant. Je suis cet enfant timide, ce jeune homme fougueux, ce vieux sage. J'ai tous les âges depuis le premier, mais pas encore le prochain. La langue française nous permet de les avoir tous, comme un mille-feuilles quantique, alors que l'anglais ou l'allemand nous fige à être. On glisserait vite sur "To be or not to be" (William j'expire !). Il suffit de choisir l'âge qui convient selon les circonstances. En tout cas, je n'ai presque jamais celui imprimé sur mon passeport. Le traître ! "Pense aux mille plaisirs du monde et pense aux mille désirs qui nous agitent, le possible est sans frontières, et l'on découvre cent mystères en route..."

vendredi 22 septembre 2023

Toujours le Haut-Karabagh


Je republie cet article du 7 octobre 2020, parce que l'Azerbaïdjan continue de bombarder le Haut-Karabagh, enclave arménienne en territoire azéri, et que j'ai regardé Aurora, l'étoile arménienne, un très beau documentaire d'animation, moins larmoyant que d'habitude sur le sujet du génocide arménien. La jeune réalisatrice Inna Sahakyan intègre des documents d'archives, des séquences animées et des extraits de Auction of Souls, fiction muette de 1919 adaptée du livre Ravished Armenia, autobiographie d'Aurora Mardiganian dont Aurora, l'étoile arménienne est l'histoire. Après son évasion, la rescapée est devenue une actrice célèbre aux États-Unis en jouant les épisodes tragiques de sa vie.


Alors que la guerre a repris au Haut-Karabagh, enclave arménienne en territoire azéri, je constate que le CD Haut-Karabagh, Musiques du front, paru chez Silex en 1995 et dont j'avais assuré la direction artistique, n'est plus disponible depuis fort longtemps. Récupéré par Auvidis, lui-même racheté en 1999 par Naïve qui à son tour en 2017 tombe dans l'escarcelle de Believe, le disque comme toute la formidable collection de musiques du monde Silex (ainsi que la collection non moins extraordinaire Zéro de Conduite) finira au pilon à l'orée du nouveau siècle. Cette constatation me désole, d'autant que le field recording de l'ingénieur du son Richard Hayon est exceptionnel et que je suis très fier du montage que j'en ai réalisé alors.

Le Haut-Karabagh est un territoire arménien attribué à l'Azerbaïdjan en 1921 par l'Union Soviétique. Relié à l'Arménie au sud-ouest par le corridor de Latchine, il a toujours été la proie d'invasions : arabes, turque, mongole, turkmène, persane et russe. Depuis le début du siècle, le Haut-Karabagh, dans un rapport de force de 1 contre 10, est en situation d'autodéfense face a l'Azerbaïdjan. Toutes les propositions pacifistes faites aux Azéris par l'Arménie pour l'indépendance du Karabagh se sont toujours soldées par la violence et des massacres. Après la dissolution en 1989 du bloc soviétique, le Haut-Karabagh s'auto-proclame République en septembre 1991. Depuis, c'est l'inévitable escalade d'une guerre de principes pour les uns et de survie pour les autres.

J'avais rencontré Richard Hayon à Sarajevo pendant le siège. Il avait auparavant enregistré au Haut-Karabagh musiques et vie quotidienne en direct sous les bombes, dans les tranchées et les ruines. Je lui avais demandé d'écrire à la main les notes de pochette comme le journal de bord de son aventure où il avait rencontré le célèbre Commandant Avo tué sur le front d'Aghdam en juin 1993. Des cartes manuscrites et des photos illustrent les 24 pages de ses descriptions. Silvio Soave avait mixé ce disque qui représente pour moi une de mes plus belles réussites dans ce domaine, après l'album collectif Sarajevo Suite la même année. Juste après le siège de la ville martyre, les Bosniaques, plutôt liés aux musulmans de Turquie, n'avaient pas compris que je prenne la défense d'orthodoxes, les Arméniens. Les Justes n'étant pas toujours les mêmes, j'ai choisi de toujours prendre parti pour les opprimés, que ce soit en Palestine ou dans mon propre pays.
Vous pourrez donc écouter ici les 21 index de ce disque qui, à ma connaissance, est le seul à avoir été enregistré au Haut-Karabagh. Au delà de son intérêt musical, ce CD présente un témoignage historique. Il s'ouvre sur les pleurs d'une femme sur la tombe de son fils au cimetière de Stepanakert, capitale du Haut-Karabagh. Ce Jour des Morts, un violoniste accompagne son chant de douleur et de chagrin. C'est un disque poignant. Comme dans tous les films qui racontent le génocide dont ils furent victimes, les Arméniens n'en finissent jamais de pleurer.

jeudi 21 septembre 2023

Deep End, je pourrais mourir ce soir


Jusqu'au coup de théâtre final, Deep End est un film de faux-semblants où les apparences rivalisent d'ambiguïté. La comédie initiatique révèlera un drame de l'adolescence et les personnages dévoileront une cruauté inattendue. Si Jane Asher et John Moulder-Brown sont à croquer ils finiront dévorés par un monde sans scrupules qui tranche avec les représentations de l'époque. Tourné en 1970 par Jerzy Skolimowski, cinéaste rare à la filmographie toujours surprenante (Le départ, Travail au noir, Essential Killing, [et le dernier, magnifique Eo]…), Deep End explose de couleurs vives et franches comme chez Demy, s'accompagnant des musiques composées par le chanteur pop Cat Stevens et le groupe expérimental Can, références extrêmes à un Swinging London qui restera à jamais hors-champ. Pourtant le film n'a pas d'âge, comme les plus belles réussites de son auteur. Les émois du jeune éphèbe sont filmés avec humour et sensibilité sans sombrer dans les poncifs, le désir et la frustration de l'âge ingrat mariant le sexe et la mort en un ballet nautique suffocant. La chanson de Cat Stevens qui accompagne le générique à la peinture saignante du début s'appelle But I Might Die Tonight (Je pourrais mourir ce soir). Nous ne pensions pas atteindre 30 ans. On oublie facilement que les contes de fées sont souvent cruels et tragiques.


Ressorti au cinéma à l'époque de cet article du 4 août 2011, le film est publié en DVD, accompagné d'un documentaire inédit comme Carlotta en a le secret.

mercredi 20 septembre 2023

Feuilles de Joris Rühl, promenade


Pour le maximaliste que je suis, tout véritable minimalisme est une aubaine. Comme lorsque je passais d'hyperactif à contemplatif le mois d'été en montagne, en pleine nature, loin de toute machine communicante. Depuis que j'ai entendu La Monte Young et Marian Zazeela à la Fondation Maeght en 1970, j'apprécie les grands espaces que ces musiques suggèrent. J'ai malgré tout toujours un peu d'appréhension avec les drones, mais c'est comme pour tous les genres, il existe tout un éventail entre le génial et l'arnaque. Feuilles, composé par le clarinettiste Joris Rühl, n'est pas de la musique de drone ; ce serait plutôt du temps qui passe, une promenade en forêt où l'on prend celui de l'observation, à pas lents, en humant l'humus, branché par les branches, pourquoi pas effeuillé parmi les feuillages puisque nous sommes seul devant cette représentation sonore du paysage. Peut-être avons-nous mangé le même champignon qu'Alice ? Nous enjambons alors les brins d'herbe ou nous nous abritons sous son chapeau...
Pour cette promenade, Joris Rühl a invité un autre clarinettiste, Xavier Charles. Leurs sons multiphoniques sont délicats, sauf à un moment où les stridences sont telles que je dois baisser le volume de l'ampli ! La forêt est parfois menaçante. Il aurait fallu surveiller la météo. Se joignent à eux l'accordéoniste Jonas Kocher et le percussionniste Toma Gouband, donc d'autres anches, battantes cette fois, et des sons organiques : galets, feuillage, peaux, métaux. L'ensemble est si riche qu'il donne envie de refaire un tour aussitôt revenu à son point de départ, chez moi le murmure de la ville parce qu'il fait encore chaud et que j'ai laissé porte et fenêtres ouvertes.


Quatre parties, ni spécifiées ni indexées sur le CD : Marée, Battue, Entropie, Monnaie de pape et savonnier...

→ Joris Rühl, Feuilles, CD Umlaut, 12€, sortie le 29 septembre 2023

mardi 19 septembre 2023

La cible de Peter Bogdanovich


Celui ou celle qui a traduit Targets, le titre du premier long métrage de Peter Bogdanovich, en La cible n'avait certainement pas vu le film pour oublier le pluriel. Charles Whitman, un des premiers assassins de masse anonyme de l'histoire des États Unis qui tira sur la foule du haut d'un gratte-ciel au Texas deux ans plus tôt, en 1966, inspirera aussi probablement plus tard Luis Buñuel avec le tueur poète du Fantôme de la liberté. Dans les deux cas les réalisateurs banalisent le tueur sans jamais le rendre antipathique et soulignent l'absurdité du geste. Si Buñuel insistera dans ce sens en le faisant libérer après l'avoir condamné à mort, Bogdanovich livre une critique de l'Amérique où la violence est intrinsèque sous une couverture bien pensante.
Targets est passionnant à plus d'un titre. Il fut produit par Roger Corman dont la fin de The Terror (L'halluciné) (1963), coréalisé par Francis Ford Coppola, Monte Hellman, Jack Hill et Jack Nicholson qui y tient le rôle d'un jeune officier, est projeté en introduction. Son principal acteur, Boris Karloff, la créature historique de Frankenstein, incarne cette fois Byron Orlok, un comédien fatigué qui lui ressemble évidemment, y compris dans sa personnalité en fin de carrière. Parallèlement à cette déchéance annoncée, un jeune homme, bien sous tous rapports, entendre chrétien amateur d'armes à feu comme son papa qu'il appelle "Sir", revenu de la guerre du Viet Nâm, est pris d'une folie meurtrière qui lui échappe. Les deux histoires se croiseront dans une mémorable scène finale sur le parking d'un drive-in où est projeté le dernier film de la star du film d'horreur, conscient que ce spectacle est ringard et dépassé face à la réalité affolante de la violence contemporaine. Le film de Bogdanovich, qui joue lui-même le rôle du jeune réalisateur, est truffé de références cinématographiques qui amuseront les cinéphiles, mais le cinéaste reconnaît ce qu'il doit à Samuel Fuller qui livra les meilleurs idées du scénario tout en refusant d'être payé et d'apparaître au générique. Généreux, il pensait que sa présence occulterait celle du jeune Bogdanovich. C'est du Fuller tout craché, également pour pousser les situations dans ce qu'elles ont de plus extrême.
En entremêlant fiction et réalité dans la présentation de l'épouvante, Targets souligne la schizophrénie américaine dans son rapport à l'horreur.


Comme souvent chez l'éditeur cinéphile Carlotta, les suppléments sont passionnants, d'une part une introduction de Bogdanovich qui revient sur la genèse du film et son rapport au producteur Roger Corman, d'autre part un entretien avec Jean-Baptiste Thoret qui insiste sur son œuvre présentant le cinéma comme mode de vie ou philosophie, à l'envers du sens commun.

→ Peter Bogdanovich, La cible, Blu-Ray/DVD Carlotta, 20€. Édition Prestige avec memorabilia, 30€, sortie aujourd'hui !

lundi 18 septembre 2023

Revision


Jouant aux dix films à emporter sur une île déserte avec Jonathan, je fais une recherche dans mon Blog, et vlan, L'ile déserte sort du chapeau à la date du 18 mai 2007. Je ne m'étais alors autorisé que des films publiés en DVD. La donne a changé. Ma cinémathèque a considérablement augmenté. Aujourd'hui, 31 mai 2011, comme nos listes sont trop longues, nous choisissons seulement des films que nous pourrions revoir quel que soit le moment, là, à l'instant.
Dans le désordre, comme ils me viennent, je sélectionne :
Muriel (Alain Resnais) qui était déjà le premier de ma liste précédente et dont j'ai affublé ma fille en second prénom à son grand dam
La nuit du chasseur (Charles Laughton), film orphelin que Carlotta vient de ressortir au cinéma
Adieu Philippine (Jacques Rozier) dont je connais tous les dialogues par cœur
Johnny Guitare (Nicholas Ray), idem
L'âge d'or (Luis Buñuel) puisqu'il faut bien n'en choisir qu'un
Faust (F.W.Murnau) d'autant que le Drame en avait composé une partition complète et que nous ne l'avons jamais joué
Le testament du Dr Mabuse (Fritz Lang) comme M qui forme dyptique avec lui
Le testament d'Orphée (Jean Cocteau), son dernier film résume toute son œuvre
Anathan (Josef von Sternberg), un autre dernier film, en japonais, commenté par l'auteur
La grande illusion (Jean Renoir) pour ne pas prendre La règle du jeu que Jonathan emporte déjà !
Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy), mais c'eut pu être Les parapluies ou Une chambre en ville
Uccellacci e uccellini (Pier Paolo Pasolini) aussi bien que La ricotta
Histoire(s) du cinéma (Jean-Luc Godard), pirouette élargissant fabuleusement le champ
Cela fait déjà 14 et tous ceux ou celles qui se prêtent à l'exercice trichent en ajoutant qu'ils ont laissé de côté tel ou tel, comme moi Les petites marguerites (Vera Chytilova), Un chant d'amour (Jean Genet), La rue de la honte (Mizoguchi Kenji), Vertigo (Alfred Hitchcock), Mon oncle (Jacques Tati), Le guépard (Lucchino Visconti), Gertrude (Carl T.Dreyer), Persona (Ingmar Bergman), La glace à trois faces (Jean Epstein), A Movie (Bruce Conner), The Peeping Tom (Michael Powell), Hellzapoppin (H.C. Potter), La route parallèle (Ferdinand Khittl), L'homme à la caméra (Dziga Vertov), La face cachée de la lune, que je ne pourrais pas forcément regarder là, tout de suite, sans réfléchir. J'ai carrément oublié Welles, Pasolini, Dreyer, Moullet, Vigo, Bresson, Ophüls, Fuller, Chaplin, Keaton, Fassbinder, Oshima, Varda, Marker, Jacques Tourneur, Lynch, Pelechian, faute de n'avoir pas su choisir... Ni documentaires ni animations, ni ceux de Françoise Romand ou les miens, ni courts-métrages... Le pari est stupide.
Aussi subjectif que moi, Jonathan Buchsbaum sélectionne Muriel et L'âge d'or comme moi, mais ajoute La règle du jeu, Dead Man, Citizen Kane, Satantango, La terre tremble, M le maudit, Les mémoires du sous-développement, Point Blank, Le samouraï, L'éclipse et bien d'autres, parce que nous trichons définitivement tous ! Jonathan, qui m'a suggéré Hell in the Pacific de John Boorman pour illustrer notre île déserte, propose que la prochaine fois nous nommions dix films des vingt dernières années en espérant qu'on arrivera à dix...
L'exercice est un peu vain, mais il peut fournir des pistes. Les choix, forcément subjectifs, renvoient à l'histoire de chacun. Le cinéma a tout à voir avec le souvenir et le fantasme, l'identification à des histoires vécues et les perspectives que l'on se donne encore. Dans ma liste je note tout de même que la mémoire et le testament se complètent, que l'on peut toujours tourner la page et renaître, que tous mes chouchous sont des vecteurs tirant leurs sources dans le passé pour mieux affronter l'avenir et qu'ils incarnent tous une lutte contre la mort. Ce qui me ramène à mon interrogation initiale sur les raisons de ma veille. Le cinéma m'empêcherait de m'endormir, donc de mourir, mais c'est la musique qui me réveille, un merle en particulier, me rassurant chaque matin que je suis toujours en vie.

P.S.: probablement qu'aujourd'hui j'ajouterais quelques films plus récents, mais la cinéphilie demande parfois du temps pour que les raretés fassent surface...

samedi 16 septembre 2023

Pique-nique au labo sur nato-musique


Troisième retour sur le CD sorti lundi, le premier sur le territoire, "Disque ami" ça fait du bien...

Avec Jean-Jacques Birgé, un train arrive toujours en gare de La Ciotat. Le deuxième volume des rendez-vous un peu énigmatiques du musicien déjà centenaire vient de paraître sous le titre de "Pique-nique au labo 3". Les deux premiers chapitres se révélaient sous la forme d'un double album (GRRR 2031-32) où, en duo et en trio, l'inépuisable JJ Trouvetou conviait au studio GRRR, au Triton ou à la maison de la Radio, 28 musiciennes et musiciens pour un moment de joyeuse recherche (Pique-nique "et" labo) : Vincent Segal , Ravi Shardja, Antonin-Tri Hoang, Alexandra Grimal, Edward Perraud, Fanny Lasfargues, Jocelyn Mienniel, Ève Risser, Linda Edsjö, Birgitte Lyregaard, Julien Desprez, Médéric Collignon, Sophie Bernado, Pascal Contet, Amandine Casadamont, Samuel Ber, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Élise Dabrowski, Mathias Lévy, Hasse Poulsen, Wassim Halal, Christelle Séry, Jonathan Pontier, Karsten Hochapfel, Jean-François Vrod, Jean-Brice Godet et Nicholas Christenson. Dans ce deuxième mais troisième opus, même principe, mais en unité de lieu (le Studio GRRR comme une sorte de Moulinsart des Bijoux de la Castafiore ou bien de quelque demeure imaginée par Agatha Christie et filmée par Straub et Huillet), la distribution (une fois encore brillante) est à chaque fois renouvelée pour chacun de ces deux duos et neuf trios. À l'exception de Mathias Lévy, aucun des invités suivants n'avait joué dans la précédente mouture : Naïssam Jalal, Fidel Fourneyron, Élise Caron, Lionel Martin, Gilles Coronado, Basile Naudet , François Corneloup, Philippe Deschepper, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, Csaba Palotaï, David Fenech, Sophie Agnel, Olivier Lété, Fanny Méteier, Tatiana Paris, Violaine Lochu. Les titres, souvent extraits d'œuvres littéraires, servent de partitions à tous ces drôles de drames instantanés, ces détours de passe passe, où les différents protagonistes échappent par le fait accompli à toute logique "partisane"(traduction musicale). Onze huit-clos en un pour sortir du temps dans la fusion des formes, celle des métamorphoses tourbillonnant jusqu'à mûrir un chant. Une sorte d'idée du destin.

• Jean-Jacques Birgé "Pique-nique au labo" (Grrr 2036)

vendredi 15 septembre 2023

Stakhanoviste


Si le mot « stakhanoviste » peut désigner une personne très efficace, volontaire et abattant une quantité de travail hors normes, je crains fort d'être associé au mineur du Donbass, héros du travail socialiste, Alekseï Stakhanov. Or je me demande si ma manière de faire les choses ne tient pas surtout d'une névrose obsessionnelle qui me pousse par ailleurs à dormir très peu. Il m'est arrivé de descendre à trois heures par nuit, nécessitant une petite sieste un peu plus longue que d'habitude, soit une heure au lieu de dix minutes en fin d'après-midi. Si certains sont monotâches et ont du mal à répondre à une question tandis qu'ils font autre chose, j'ai la fâcheuse tendance à aimer rentabiliser chaque geste, chaque pas, et ce en faisant plusieurs choses à la fois. Pire, j'adore ça. De même que je peux arrêter ce que je fabrique pour répondre à une demande extérieure et reprendre sans problème là où j'en étais, un petit lutin calcule mon temps dans l'espace sans que je m'en aperçoive sur l'instant. Comme toutes les personnes habitant une grande maison, je pose évidemment sur les marches les objets à monter ou descendre pour ne pas faire de voyages inutiles. Là où cela se corse c'est que j'ai étendu cette économie à toutes mes activités. Mon travail d'homme-orchestre s'y retrouve merveilleusement, jouant simultanément de dizaines d'instruments tout en enregistrant mes camarades. Par contre, si je calcule que j'ai le temps de mâcher une bouchée de mon déjeuner en allant sortir le linge de la machine à laver tout en remontant je ne sais quoi de la cave, cela me fait craindre une dangereuse pathologie. J'ai d'ailleurs la réputation de faire la vaisselle avant d'avoir terminé le repas ! Il est certain qu'ainsi je ne risque pas la procrastination, d'autant qu'il me semble qu'une réponse à un mail repoussée au lendemain risque de se perdre dans un trou du temps. N'allez pas croire que je suis perpétuellement en tension. Pas du tout. Les moments de détente et de rêverie profitent de cette organisation et de cette suractivité, elle leur offre même une disponibilité incroyable en regard du travail abattu. Il y a des jours où j'ai l'impression de n'avoir rien fait, mais si en réfléchissant bien c'est un leurre, illusion d'une dispersion excessive alors qu'une concentration sur une chose et son aboutissement, même provisoire, s'apprécie facilement. Je l'ai souvent dit : je suis partagé entre l'impression d'être tout le temps en vacances et celle de travailler sans cesse, même pendant le sommeil. Cette façon de vivre ne souffre aucune routine. Je peux aussi très bien dévorer un roman dans la journée, allongé confortablement. Tout cela est probablement lié à mon refuge, car, sorti de ma caverne, je ne me comporte pas ainsi. Pour vous donner une petite idée des dégâts, j'ai composé plus de 2000 pièces de musique, environ 150 albums, enregistré des centaines de musiques appliquées, réalisé tant de design sonore, d'images fixes, de films qui bougent... Cet article est le 5410ème depuis le début du blog il y a 18 ans...
Ce n'est pas le lieu pour analyser cette démarche prolifique. La mort y est certainement pour quelque chose. La vie tout autant. La passion de faire quand d'autres ont celle de défaire. J'aime regarder les nuages, les plantes pousser, les animaux s'ébattre, les gens s'aimer. Je ne comprends pas ceux qui ignorent l'urgence d'enrayer la machine destructrice, l'absurdité de l'humanité dans toute sa brutalité mortifère. Certes je brûle la chandelle par les deux bouts, mais j'ai fait des provisions pour l'hiver.

jeudi 14 septembre 2023

Tomorrowstartstonight


En posant sur la platine Tomorrowstartstonight, le duo de David Fenech et Rhys Chatham, je m'attendais à une musique minimaliste, parce qu'enregistrer avec une légende comme le compositeur américain implique forcément qu'on se glisse dans ses traces, à moins d'une révolution inattendue chez celui qui dirigea des orchestres de centaines de guitaristes. À l'énoncé du nom de Chatham, lui collent à la peau ceux de La Monte Young, Morton Subotnick, Tony Conrad, Robert Ashley, Philip Glass, Meredith Monk, Pauline Oliveros, Steve Reich ou Brian Eno. Du drone donc, de l'ambient, alimentée par le mouvement brownien ! Trois longs morceaux d'à peu près dix-sept minutes chacun se succèdent sans pause. In Search of Tomorrow conforte mon a priori, mais Tomorrow Together nous invite à une sorte de rituel matinal qui réveille les hôtes de la forêt. David Fenech est un autre sorcier de la guitare, un homme du son, un musicien placide qui sait méticuleusement prendre ses distances. Aux cordes électriques se superposent la trompette et la flûte de Chatham, la percussion de Fenech, et un coq, le coq... Au fur et à mesure que passe le temps l'auditeur est absorbé par une spirale qui l'emporte loin de l'endroit où il pensait se trouver. Délais et réverbération, ces effets jouent avec la durée, un temps élastique, comme du verre qu'on file à 1200° et qui devra refroidir pour que se révèle sa transparence. Lorsque la troisième partie, Tomorrow Starts Tonight, se termine, il est difficile de lui faire succéder autre chose que le silence.
L'album de Fenech et Chatham m'interroge sur la prochaine collaboration que je dois partager avec une autre légende américaine, le guitariste Thurston Moore, co-fondateur du groupe Sonic Youth. Devrais-je casser l'icône ou me fondre dans la masse ? Lorsqu'en 1999 celui-ci fit un remix de notre groupe Un Drame Musical Instantané, il réussit à nous rendre hommage sans perdre sa pâte, mais en faisant totalement autre chose que ce dont il avait l'habitude. J'ai l'âge de Chatham, six ans de plus que Thurston, dix-sept de plus que David avec qui j'ai eu le plaisir d'enregistrer l'album Chou en trio avec la pianiste Sophie Agnel il y a tout juste un an. J'avoue aimer créer des situations où mes camarades de jeu sortent de leur zone de confort. J'attends donc les propositions de Thurston avec curiosité et impatience. En attendant, je laisse couler le silence qui a succédé au beau disque de David Fenech et Rhys Chatham, comme si le moindre bruit participait à ce minimalisme absolu habité par le murmure lointain de la ville, les machines domestiques qui sommeillent et ma propre respiration.

→ Rhys Chatham + David Fenech, Tomorrowstartstonight, CD KlangGalerie, 19€

mercredi 13 septembre 2023

Pique-nique au labo 3 in Jazz' halo


Une suite tout aussi digne du double CD 'Pique-Nique Au Labo 1-2' élaboré sur le même principe : jouer pour rencontrer et non l'inverse ou l'improvisation à l'extrême.
L'initiative revient (à nouveau) au multi-instrumentiste français Jean-Jacques Birgé, qui a pu compter cette fois sur vingt interprètes pour participer à ce jeu de rôle musical. Contrairement au premier volume, qui rassemblait des enregistrements réalisés sur une période de près d'une décennie, ici tout est allé beaucoup plus vite. En effet, tout a été mis en boîte, terminé et sorti en deux ans.
Mission accomplie en tout cas. Soixante-dix minutes au total avec les combinaisons, les sons, les effets et les créations sonores atmosphériques les plus divers. Un véritable pays des merveilles où l'on bascule d'une surprise à l'autre. Impressions à gogo a été réalisé selon un système dans lequel les musiciens impliqués ont choisi des thèmes en tirant des cartes à l'aveugle. Il en résulte une série très organique de onze chapitres. Les sons liés à la nature jouent parfois un rôle prépondérant. En outre, des paysages sonores épicés alternent avec des voix trash et des chants chamaniques. Dans ce contexte, la poésie et l'attitude punk se fondent parfaitement.
Le livret indique joliment qui joue avec qui et quel était le sujet imposé. Quelques titres pour donner une idée du caractère surréaliste des choses : "Tout abus sera puni", "Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime" et "Manger avec quelqu'un qui n'a pas d'appétit c'est discuter beaux-arts avec un abruti".
A ne pas manquer pour les amateurs du genre. Titres d'entrée de gamme pour les autres curieux : 'Exotica', 'Insurrection' et 'Give The Game Away'.
Georges Tonla Briquet in Jazz’halo (NL)

Anouk Grinberg, peintre de Mon cœur


Chère Anouk,

Je me permets de vous appeler par votre prénom, comme nous nous sommes brièvement croisés plusieurs fois autour d'autres prénoms, d'abord Michel grâce à Jean-André, puis Barbara où Simon avait appelé sa poupée de celui de ma fille Elsa, enfin Raymond et Dominique chez qui vous exposiez vos broderies. Les films, et même les pièces, ce n'était pas vous, mais les rôles que vous endossiez.
Or chaque matin je me réjouissais de contempler l'une de vos encres sur FaceBook. Et puis voilà que je découvre un recueil de vos bouleversantes images. Contrairement à mes habitudes je l'ai acheté de seconde main, comme s'il fallait qu'il ait vécu, que d'autres yeux aient caressé ces pages, ou, puisqu'un autre ou une autre ne voulait plus les voir, il me semblait juste de leur redonner vie. Je l'ai d'abord survolé, affolé d'autant d'émotions produites à chaque tourne. Je suis allé faire un peu de musique dans le studio. Cela avait à voir. J'y reviendrai. Quelques heures plus tard, je me suis allongé, conscient que je ne pourrais profiter de chaque dessin, peinture, broderie, qu'en en choisissant une seule à la fois. Mais j'ai tout lu. Mon insatiable appétit, et ma curiosité, transforment trop souvent le gourmet en gourmand. Ils coexistent. Nous sommes plusieurs. Ce survol a conforté la très forte impression ressentie devant mon petit écran. L'abîme crée le vertige. De reconnaître aussi mes propres gestes, la recherche infinie de l'innocence, la force de ne pas savoir, la nécessité d'inventer. Celles et ceux qui vous évoquent citent ceux qui m'ont fait. Certains du moins, qui me sont si chers. Goya, Hugo, Michaux, Vercors et tous les inconnus qui ont glissé leurs œuvres sous le lit de l'institution que les hébergeait.

Dans vos paroles je reconnais le besoin d'amateurisme, étymologiquement du verbe aimer, loin des calculs égoïstes de la profession. Tout ce qui vous anime me rappelle comment je ne fais que ce que je peux en musique. Cocteau critiquait ceux qui s'amusent sans arrière-pensée. Derrière notre tête se cache un coquin marionnettiste qui guide nos mains et canalise nos pensées rebelles. Personne n'en parle dans les beaux textes qui accompagnent vos œuvres, mais j'ai toujours été épaté par votre technique. Vous me répondrez peut-être que vous n'en avez pas. C'est justement. Quels que soient le support et les outils je suis sidéré par votre maîtrise. C'est probablement qu'on n'a pas le choix. Il faut le faire. Je ne peux m'empêcher de penser que si animisme vient de l'âme, tout vibre, que nous soyons animaux dénaturés ou d'autres bestioles, l'encre et le papier, comme l'air quand je joue. En vous regardant j'ai entendu plus d'une musique que j'avais enregistrée, ou sa cousine. Quelqu'un de la famille. De celle que l'on se crée.

Ainsi j'imagine que je pourrais m'inspirer de quelques unes de vos encres ou de vos pastels pour improviser, je les appelle des compositions instantanées, avec d'autres musiciennes et musiciens. C'est pour moi l'intérêt de la musique, car j'aime plus que tout le partage dans l'acte créatif comme dans le quotidien. C'est plus compliqué dans les arts plastiques ou en littérature. Le cinéma ou le théâtre peuvent s'y prêter également. Musiciens et comédiens sont les seuls à continuer à jouer, préservant leur part d'enfance. Je vous enverrai quelques témoignages sonores qui, j'espère, expliqueront mieux que ces lignes pourquoi j'ai eu envie de vous faire signe.

Un grand merci. Continuez comme ça !
Jean-Jacques

→ Anouk Grinberg, Mon cœur, Actes Sud, 55,90€

mardi 12 septembre 2023

Résurrection de l'Art Ensemble of Chicago


On aurait tort de penser que l'Art Ensemble of Chicago est de l'histoire ancienne. Lester Bowie est mort en 1999, Malachi Favors en 2004, Joseph Jarman en 2019. Or, entourés par une vingtaine de jeunes musiciens et musiciennes, Roscoe Mitchell et Famoudou Don Moye perpétuent l'esprit du groupe. Enregistré en concert au Festival Sons d'Hiver en 2020, le résultat est aussi passionnant qu'enthousiasmant. Le goût de Roscoe Mitchell (dont je chroniquai neuf disques sous son nom en 2015) pour la musique contemporaine lui a fait choisir une instrumentation où les cordes acquièrent une place de choix (violon, alto, violoncelle et 3 contrebasses) comme le chant lyrique de la soprano Erina Newkirk et de la basse Roco Córdova. Il est seul aux saxophones, sopranino et alto, secondé par la flûte de Nicole Mitchell, la trompette de Hugh Ragin, le trombone ou le tuba de Simon Sieger. Cinq percussionnistes dont DonMoye à la batterie complètent l'orchestre dirigé par Steed Cowart. Pour autant, la Great Black Music est bien présente, rappelant parfois les grands ensembles de Sun Ra ou Archie Shepp, avec la récitante Moor Mother dans la grande tradition du spoken word afro-américain. Comme jadis les disques sur le label Byg, The Sixth Decade From Paris To Paris recèle une quantité incroyable de surprises et ce double album est une merveille sortie, me semble-t-il, trop discrètement. Je l'écoute régulièrement depuis le début de l'année, me souvenant de tout ce que je dois à l'Art Ensemble depuis qu'ils me firent passer du rock au free jazz une nuit magique de 1969 sous le chapiteau du Festival d'Amougies. Je les écoute "comme à la radio", chaque fois étonné de les trouver là, comme au premier jour.
À la fin du siècle dernier je les avais filmés au Festival du Mans avec Agnès Desnos, en particulier dans les loges, et j'étais très content de ce que j'avais réussi à capturer. Hélas je ne possède pas ces rushes que je n'ai jamais revus.

→ Art Ensemble of Chicago, The Sixth Decade From Paris To Paris, 2CD RogueArt, 25€, également sur Bandcamp, 2LP 42€

lundi 11 septembre 2023

Pique-nique au labo 3 sur Bad Alchemy


Sympa de trouver cette chronique sur notre nouveau CD le jour de sa sortie officielle. Oui c'est aujourd'hui, même s'il est temps d'aller me coucher après la fête dominicale qui a réuni une trentaine des musiciens et musiciennes qui ont joué sur un ou plusieurs des trois volumes de Pique-nique au labo. Je me suis réveillé à 4h30 et il est bientôt 2h30. Si vous me connaissez, vous savez que j'ai donc tout rangé, mais nous n'avons pas tout mangé ! Formidable journée de rencontres, d'amitié et de rigolades. Un énorme merci s'ils ou elles me lisent, partie remise pour celles et ceux qui n'ont pas pu venir...

Après avoir présenté avec Pique-nique au labo 22 moments forts de ses rencontres d'improvisation de la décennie 2010-19 sous la forme d'un double CD, JJB n'a pas attendu cette fois-ci pour présenter la série du 9.3.2021 au 8.6.2023. Pique-nique au labo 3 (GRRR 2036, 09/23) propose une sélection choisie parmi les 11 rencontres avec 20 visiteurs au studio GRRR : Tout Abus Sera Puni avec la flûtiste syrienne Naïssam Jalal et le violoniste Mathias Lévy. Utilisez Une Vieille Idée avec la voix d'Élise Caron et le trombone de Fidel Fourneyron, connu par l'ONJ et Un Poco Loco sur Umlaut. Nul Ne Le Vit Débarquer Dans la Nuit Unanime avec Lionel Martin (d'Ukandanz) au saxophone ténor. Give The Game Away avec Gilles Coronado (qui a beaucoup joué avec Franck Vaillant et Louis Sclavis) à la guitare électrique, Basile Naudet au sax soprano. Exotica avec François Corneloup au sax baryton, Philippe Deschepper à la guitare électrique, tous deux avec l'expérience de Claude Tchamitchian et Henri Texier - Deschepper, né en 1949, est un des grands anciens, avec Sylvain Kassap, Yves Robert, Beñat Achiary. Insurrection avec Uriel Barthélémi à la batterie et au synthétiseur, aux côtés d'Hélène Breschand à la harpe électrique et son spectre aventureux de Ferrari, Niblock, Franck Vigroux ou Chansons Du Crépuscule avec Elliott Sharp. Kakushi Toride No San Akunin avec Gwennaëlle Roulleau à la batterie & aux effets. Manger avec quelqu'un qui n'a pas d'appétit c'est discuter beaux-arts avec un abruti avec Csaba Palotaï de Budapest à la guitare électrique, Fabiana Striffler (de l'Andromeda Mega Express Orchestra) comme surprise allemande au violon. Don't Break The Silence avec David Fenech à la guitare électrique, Sophie Agnel au piano. Un Très Court avec Olivier Lété à la basse électrique, Fanny Méteier au tuba. Et Moitié moite avec Tatiana Paris à la guitare électrique, que Violaine Lochus appelle, croassant et déclamant comme une corneille. JJB est l'hôte de ceux qui sont couronnés de feuilles d'automne et de ceux qui n'ont pas encore de claviers, le magicien du son et des samples que l'on connaît, avec parfois encore des percussions, une flûte, un piano, un kazoo, un harmonica, une guimbarde, un sifflet.
Pour un - son ! - fantastique jeu électro-acoustique-ambient, la musique contemporaine, se couvre sans complexe d'éclaboussures de classique, d'improvisation et d'electronica. Le clou, c'est que cela brille d'une espièglerie surréaliste et d'une sophistication pleine de bon sens, enfilées chronologiquement mais à la manière d'une suite de scènes quasi cinématographiques. En tout cas, cela ne me fait pas l'effet d'une simple compilation en mosaïque ou d'un train de marchandises plein de morceaux, mais plutôt, grâce aussi aux cinq guitares électriques, d'un paysage sonore, d'un jeu onirique qui s'intègre dans la tête du metteur en scène JJB, même si les joueurs ne savent pas comment leur apparition, en tant que scène cohérente, embellit un ensemble plus vaste.

Paru sur Bad Alchemy 121 sous la plume de Rigobert Dittmann, traduit de l'allemand comme j'ai pu / Image du livret du CD

vendredi 8 septembre 2023

Le lion, sa cage et ses ailes


Sans l'avènement de la vidéo portable Le lion, sa cage et ses ailes n'aurait jamais existé. Sans celui du DVD je n'aurais pas pu regarder les huit films qu'Armand Gatti tourna avec les ouvriers immigrés de chez Peugeot à Montbéliard. Il aura fallu deux inventions technologiques pour que nous parviennent ces paroles rares dans le paysage audiovisuel français. Sur son site l'exceptionnelle biographie d'Armand Gatti rédigée par Marc Kravetz raconte le poète, dramaturge, cinéaste, mais aussi résistant inlassable, parachutiste tombé de nulle part, déporté, évadé, journaliste, globe-trotter. Son père balayeur anarchiste et sa mère femme de ménage franciscaine l'appellent Dante Sauveur Gatti, mais ce n'est pas le sujet qui nous intéresse ici, concentrons-nous sur l'objet !
Double DVD publié par les Éditions Montparnasse dans la collection dirigée par Nicole Brenez et Dominique Païni, "Le geste expérimental", Le lion, sa cage et ses ailes rassemble huit films tournés de 1975 à 1977 avec Hélène Chatelain et Stéphane Gatti, par, pour et selon les ouvriers, regroupés en communautés d'origine. Là où le repli communautaire pourrait paraître réactionnaire, la responsabilité de chacun renvoie à une solidarité de tous. Dans le livret l'introduction de Jean-Paul Fargier et la reproduction des affiches en sérigraphie annonçant le film rendent ma chronique bien fade. Si l'époque produisait des images grises, cent fleurs écloront sur le terreau vidéo. Cette Babel schizophrène est une œuvre unique, exemplaire, parce qu'elle échappe à tout ce qui a existé jusqu'à aujourd'hui. Elle pourrait incarner la véritable télé-réalité ou le cinéma-vérité, des modèles subjectifs évidemment, car la fiction a la véracité du rêve et le documentaire s'inspire des individus sans ne jamais généraliser. Pour être de partout il faut être de quelque part. On comprend mieux pourquoi des Polonais filment Le Premier Mai, des Marocains Arakha, des Espagnols L'oncle Salvador, des Géorgiens La difficulté d'être géorgien, des Yougoslaves La Bataille des 3 P., des Italiens Montbéliard est un verre... Partout la musique les accompagne. Le cinéma militant de Gatti rappelle celui de Godard, parce qu'il fait éclater la narration traditionnelle en s'interrogeant sans cesse, provoquant chez les spectateurs un sentiment de jamais vu tout au long de cette épopée des temps modernes. Il propose aux ouvriers immigrés de composer leurs propres scénarios, de critiquer ce qu'ils ont tourné, 90 heures en 6 mois pour aboutir à 5 heures 30 de films d'inégale longueur, sans formatage, tous radicalement passionnants. Du grand art l'air de rien.
À l'heure où les immigrés sont une fois de plus la cible de la sociale-démocratie plus réactionnaire que jamais, où la télévision est incapable de se renouveler et de jouer son rôle pédagogique, où le cinéma nous sert les sempiternels atermoiements, où le formatage règne partout en maître-étalon, il est indispensable de suivre cette cure de jouvence qui libère la parole, les images et les sons du peuple. Ce sont nos voix que l'on a muselées, car nous fûmes ou nous sommes tous, à l'exception des banquiers cyniques qui assèchent le monde, des travailleurs immigrés, résistants aux vies irremplaçables, garants de la mémoire comme de l'avenir, porteurs de la nécessité de créer, librement.

Article du 13 mai 2011

jeudi 7 septembre 2023

L'Encyclopaedia Glaçonnica, objet difficile à ramasser


La semaine dernière j'ai reçu par la poste un drôle de livre, soit le volume 1 de l'Encyclopaedia Glaçonnica. J'en connaissais l'origine, car le compositeur et metteur en scène François Sarhan, dont j'admire le travail, m'avait annoncé l'arrivée imminente d'un colis et je connaissais le pseudonyme qu'il utilise parfois, signant ici et là Henry Glacon Sarhan, Professor Glaçon ou d'autres déclinaisons propres à la fantaisie provocatrice de son auteur. Comment se fier à un homme qui s'inspire ou collabore avec Jacques Roubaud, Jan Švankmajer, William Kentridge, Lewis Carroll, Ulrike Meinhoff ou le Marquis de Sade ? Ou comment ne pas considérer avec le plus grand sérieux un compositeur joué par des orchestres comme l'Ensemble Modern ou l'Ensemble Isctus ? Il m'apparaissait aussi comme une évidence qu'il ait rédigé une encyclopédie, certes avec une vingtaine de prête-noms imaginaires aux surprenantes compétences scientifiques, ayant remarqué sur ma propre fiche Wikipédia que j'étais assimilé aux encyclopédistes, sorte de mouvement dont nous ferions partie sans l'avoir cherché avec Charles Ives, İlhan Mimaroğlu, Frank Zappa, René Lussier, Jonathan Pontier ou John Zorn ! En 2016 j'avais surtout écrit l'article François Sarhan, entre rock inventif et musique contemporaine évoquant ses CD, ses vidéos et son blog.


Je comprends d'autant mieux les pseudos ou le "ils" se substituant malicieusement au "je" que j'en usai moi-même en signant des œuvres inavouables, créant des fakes virtuoses ou composant mon propre centenaire. Je crois aussi me souvenir que Marcel Carné se faisait passer pour son majordome en changeant de voix lorsqu'il répondait au téléphone ! C'est sans compter les facéties d'Orson Welles, Romain Gary, Jorge Luis Borges ou Joan Fontcuberta. De même le célèbre Adagio d'Albinoni est aujourd'hui connu pour avoir en fait été composé au XXe siècle par le musicologue Remo Giazotto alors que certains prétendent qu'il ne fut pas le seul acteur de la supercherie, Maurice Roche y aurait trempé probablement !


Comment alors évoquer ce volume de l'Encyclopaedia Glaçonnica consacré à la musique et aux poissons, ouvrage de 320 pages 21x28cm fortement illustré, premier de douze se revendiquant comme une référence pour contenir des informations imaginaires dans tous les domaines de la connaissance et si possible d'une manière incompréhensible ? Notez que François Rabelais utilisa le premier en français le terme encyclopédie, dans le chapitre 20 de Pantagruel. Je ne vois pas d'autre manière que d'ouvrir le grand livre au hasard et de le feuilleter au petit bonheur la chance. L'Encyclopaedia Glaçonnica me sembla un puits sans fond où un pont s'enfuit, les synapses se dissipant dès que je tentais de rapprocher une idée d'une autre, aussi abracadabrante. J'avais commencé par les chansons-seconde, l'interdiction de certains mots pendant les rêves, les ombres sonores, et combien d'artistes fictifs plus brintzingues les uns que les autres... Comme dans toute encyclopédie on finit par s'y perdre, corps et âme. Puisque j'avais déjà trouvé une vidéo relatant ce travail de titan, Sarhan m'indiqua une autre de ses productions récentes, son journal de voyage tenu sur plusieurs mois au gré de ses déplacements européens, encore inédit. Comme sa pièce L'Nfer composée en 2006, il s'agit d'une création radiophonique de deux heures, riche et inventive, qui ravirait les fans de l'ACR...
Sur le site glaconpublishing consacré à Henry-Jacques Glaçon et son Encyclopædia, les deux premiers volumes sont en vente pour 50€ chacun (bilingues, signés et tirés à 100 exemplaires, évidemment à compte d'auteur, quel éditeur se risquerait à publier un truc si bizarre ? La banalité paye toujours mieux que l'originalité), mais pour l'instant, en attendant leur impression, le troisième monte à 2000€ et le quatrième à 4000€ (un seul exemplaire entièrement fait à la main). "Objet difficile à ramasser" est la façon dont Cocteau considérait son œuvre. Le terme convient parfaitement à toute celle de François Sarhan.

mercredi 6 septembre 2023

Hommage à Neo Rauch par Birgé Duret Rinaudo


Plutôt que les cartes Stratégies Obliques que j'ai souvent utilisées ou celles de Dixit jamais encore testées, la clarinettiste Hélène Duret et la harpiste Rafaelle Rinaudo ont choisi de piocher quelques tableaux dans le catalogue de l'exposition Le songe de la raison du peintre allemand Neo Rauch comme sources d'inspiration à notre nouveau Pique-nique au labo. Le mois dernier j'avais été impressionné par cette exposition qui se tient au Mo.Co. à Montpellier jusqu'au 15 octobre 2023. Chacune, chacun à notre tour nous avons donc sélectionné un tableau, Tempête dans le jardin (1997) et L'offrande (2016) pour Hélène, Mercure (2003) et La première (2015) pour Rafaelle, Descente (2009) en ce qui me concerne. Comme j'ai souvent opté pour des cercles, ronds comme des disques, pour les pochettes de ce projet pharaonique, le tableau Plan (1994) m'a paru tout indiqué. Les connaisseurs remarqueront que nous n'avons pas choisi les plus chargés ou les plus compliqués. Sur le site drame.org j'ai reproduit en petit les cinq tableaux en face de chaque pièce musicale. Je pense que c'est le trente-cinquième pique-nique depuis le début de cette aventure où il s'agit de jouer pour se rencontrer, et non le contraire comme il est d'usage, histoire aussi de retrouver son âme d'enfant, quand il n'y avait d'autre enjeu que de s'éclater en faisant de la musique.
Le pari a une fois encore rempli sa promesse. Aucun/e de nous trois n'avons senti le temps passer. L'album Le songe de la raison, titre de l'expo de Rauch, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, fut enregistré entre midi (le temps de s'installer, de faire les niveaux et la balance) et seize heures (rentrée des classes oblige) avec une pause déjeuner. Comme l'une de mes invitées est végétarienne, j'avais fait des légumes (courgettes, blettes, oignons) avec du riz saupoudré de furikaké. Tous les trois fans de piment, nous avons corsé le plat avec celui cuisiné par mon ami Sacha Gattino, une merveille, parfumé, sucré et costaud en unités Scoville ! Le dessert consistait en un sorbet cacao bitter ou une glace au caramel beurre salé selon les convives, tradition locale oblige (ici c'est tous les jours dimanche, et l'été toute l'année !)).
Lorsque nous étions en train de ranger j'avouai à mes camarades de jeu que je n'avais pas la moindre idée de ce que j'avais fait ni comment l'ensemble sonnait. Je craignais même d'avoir agi en somnambule, ce qui se vérifia, mais avec bonheur, lors du mixage (plutôt un rééquilibrage des voies) que je réalisai hier mardi, soit le lendemain-même de nos agapes. Rafaelle me confia qu'elle n'avait pas l'habitude de jouer avec un homme-orchestre, ce qui ne peut évidemment pas m'étonner. Ce fut une véritable partie de plaisir, un "songe" certainement, "de la raison" j'en doute tant la musique nous transporte vers des contrés irraisonnables. Quand on sait que ce titre provient de la gravure de Goya El sueño de la razón produce monstruos, on ne s'étonnera de rien !


En plus de ses clarinettes, Hélène produisit des sons graves en feuilletant un gros dico et d'autres tranchants en agitant une feuille de papier. Elle utilisa aussi discrètement sa voix et ses mains. Rafaelle traita sa harpe électrique avec des pédales et toutes sortes de techniques modernes que je n'ai pas repérées, penché sur mes instruments, les oreilles collées à mes écouteurs. Je me servis pour la première fois du Terra dont j'ai exploré les fantastiques propriétés pendant tout l'été en plus de l'Enner, un autre synthé russe à l'interface tactile aussi particulière. Mes claviers incarnent-ils la sécurité ou bien le contraire ? Il est assez fou de tenir à me renouveler à chaque rencontre. Lorsque je ne radote pas quelques uns de mes sons préférés programmés il y a des décennies sur mes vieux synthés, je valse entre plusieurs moteurs, Kontakt, UVI, Roli et Soundpaint, avec près de six terras de mémoire. Le plus compliqué est de se souvenir de cette masse encyclopédique et de charger celui qui convient le mieux à l'instant. Empoigner une trompette à anche, une flûte, une guimbarde, un instrument à cordes, quelques percussions humanise l'ensemble de ma palette de couleurs.
Prochain pique-nique au labo le 4 octobre avec la violoniste alto (et bassiste) Maëlle Desbrosses et la chanteuse (et guitariste) Isabel Sörling ! Mais pour l'instant j'écoute en boucle ce que nous avons enregistré lundi et qui me ravit. Je dois également préparer la petite fête de sortie du volume 3 en CD qui réunira plus d'une trentaine des participant/e/s de mes joyeux pique-niques depuis le début de cette aventure !

→ Birgé Duret Rinaudo, Le songe de la raison, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, également sur Bandcamp

mardi 5 septembre 2023

Orange Fish Tears de Baïkida E.J. Carroll


Comment se fait-il qu'après quelques secondes d'un disque ou d'un film l'on comprenne que c'est fait pour soi ? Il aura suffi de quelques clochettes et d'un soupçon de percussion, et c'était dans la poche ! J'ai toujours adorer pénétrer la jungle où l'on ne voit rien, mais où tout se devine par le son. Endossant je ne sais quelle peau de bête le saxophone d'Oliver Lake rejoint la trompette de Baïkida Carroll comme deux frères de lait. À ces deux gars du Missouri se joignent le percussionniste brésilen Naná Vasconcelos et le pianiste franco-chilien Manuel Villarroel, et là s'anime la forêt ; les arbres dansent frénétiquement, des mélodies poussent comme s'il en pleuvait, le jazz ravive ses racines profondes. Les quatre musiciens se sont retrouvés en juin 1974 à Paris, capitale du free jazz depuis quelques années, et ils ont enregistré pendant trois jours au Studio Palm, grâce à Jef Gilson, pianiste, compositeur, mais également ingénieur du son et producteur. C'est un des très rares disques signés Baïkida Carroll. Sur la seconde face le trompettiste et le saxophoniste dialoguent comme deux drôles d'oiseaux qui se prennent au jeu. Ils l'ont pourtant appelé rue Roger, une petite rue du 14ème arrondissement. Hommage au même quartier, ils retrouvent leurs camarades Porte d'Orléans. La cuica de Naná est simiesque, les percussions bruissent, la trompette wah-wah, le piano scande, le saxophone se dé(h)anche, l'un après l'autre brisent le silence. La première face se partageait entre Orange Fish Tears et Forest Scorpion affirmant l'exotisme. On sent évidemment le cousinage avec l'Art Ensemble of Chicago qui sont à moins de 500 kilomètres de Saint Louis, une broutille au pays des grands espaces. La flûte nous ramène à la forêt du début. Début du monde. Monde de liberté et de rêves éveillés.

→ Baïkida E.J. Carroll, Orange Fish Tears, LP (25€) ou CD (12€) Souffle Continu Records, en numérique (7,90€) sur Bandcamp

lundi 4 septembre 2023

La douloureuse


La mauvaise nouvelle de vendredi est arrivée par mail. Six mille euros d'impôts fonciers que je croyais avoir étalés en mensualités, mais qui sont à payer à échéance. Je comprends que plusieurs voisins soient obligés de vendre leur maison pour s'acquitter des charges afférentes. Encore faut-il trouver acquéreurs alors que les banques refusent actuellement quatre prêts sur cinq. L'inflation (due essentiellement à la hausse des bénéfices des entreprises, selon une étude du FMI parue cet été !) est catastrophique. Les prix des denrées de première nécessité ont flambé (ceux des œufs, de l'huile d'olive ou du cacao vont par exemple continuer à grimper). Aucun petit appartement ne se vend plus. Seuls les riches peuvent encore s'offrir de grandes maisons puisqu'ils n'ont pas besoin d'emprunt. Ma chance est d'avoir acheté la mienne en 1999, avec mes droits d'auteur. Une bouchée de pain en comparaison des prix actuels. À cette époque le fuel était à 23 centimes le litre et il y a une dizaine d'années mes taxes foncières ont fait un bond gigantesque suite à une réévaluation. Cela ne s'améliore pas, on ponctionne les classes moyennes quand les pauvres sont exsangues. Mes impôts fonciers ont augmenté de 25% depuis que la taxe d'habitation a disparu. Belle arnaque ! La facture bagnoletaise était déjà très élevée, surtout avec le boulet des emprunts toxiques et la construction de la nouvelle mairie façon Gugenheim Museum d'une précédente mandature. Il faut bien éponger les dettes des mauvaises gestions successives, et la moitié des ménages y ont des revenus si faibles qu'ils ne payent pas d'impôts. La municipalité fait donc casquer les plus riches. Or les vrais riches n'en paient pas, ils ont fait évader leurs bénéfices vers des paradis fiscaux. Le Capital est bien organisé avec le soutien de nos gouvernements. Lorsqu'on a une grande maison comme la mienne, cela revient tout de même à un loyer mensuel de 500 euros auxquels s'ajoutent les frais d'entretien et les dépenses énergétiques. Par exemple cette année j'ai fait isoler le toit et il a fallu réparer les linteaux et traiter le bois contre les termites et capricornes qui avaient fini par s'installer dans la charpente. Des voisins ont le leur qui s'est écroulé. Tant que je peux payer tout va bien, mais j'envisage sérieusement de déménager vers une contrée plus arborée et moins polluée. Or comment concilier mon désir de nature et des liens sociaux de proximité ? C'est le beurre et l'argent du beurre. Salé, bien évidemment. Je ne souhaite pas revenir non plus à la course automobile. J'ai pris goût à la marche à pied et à la bicyclette.
Je ne me plains pas, je témoigne. Comme on dit, tant qu'on a la santé ! Pour la conserver, il est nécessaire d'avoir des activités excitantes. L'abandon de la libido, entendre le désir, c'est la mort assurée. Le renoncement est ce qui m'attriste le plus chez mes congénères. Mûrir c'est s'épanouir. Ressasser "La vieillesse est un naufrage" est d'une rare imbécilité. De Gaulle employa cette phrase à propos de Pétain, cela s'explique. Chaque année qui passe est une bénédiction et une victoire. On apprend à gérer l'adversité, ce que l'on ignorait lorsque nous étions plus jeunes. Quant aux impôts, je repense à ma mère, qui avait traversé bien de grandes difficultés financières, me rappelant que "plaie d'argent n'est pas mortelle". Grâce à la persévérance et à la solidarité, on trouve toujours des solutions. Il faut relever ses manches et ses bas de pantalon. J'enfourche mon vélo, il paraît que trente minutes d'exercice intensif par jour rallongent les télomères !

vendredi 1 septembre 2023

Anatomie d'une chute


J'avais bien travaillé au studio depuis le matin à préparer le séance d'enregistrement de lundi prochain. C'est un peu tôt pour choisir les instruments dont je jouerai pour ce nouveau Pique-nique au labo, cette fois avec la clarinettiste Hélène Duret et la harpiste Rafaelle Rinaudo, mais l'impatience me pousse à me projeter la semaine prochaine. J'en ai profité pour tester la pédale Eventide H9 Max sur le Tenori-on sans être certain que je les utiliserai. Rolls des effets électroniques, le H3000 et la H90 sont déjà dans les circuits auxiliaires. La conscience tranquille, je suis donc descendu au Cin'Hoche voir le film de Justine Triet, Anatomie d'une chute, qui a obtenu la Palme d'Or à Cannes cette année.
Jouissant de mon propre grand écran depuis plus de vingt ans et d'une offre quatre fois plus importante que la Cinémathèque française, je ne fréquente que très rarement les salles de cinéma, mais plusieurs raisons me poussaient à sortir. Plusieurs amis avaient été emballés par le film qui vient de sortir alors que je dois toujours attendre leur publication en DVD pour découvrir les plus récents, d'autres amis, et parfois les mêmes, m'exhortent à quitter ma tanière si je ne veux pas rester éternellement célibataire, cela me faisait du bien de marcher un peu jusqu'au centre ville et puis il est toujours sain de bouleverser ses habitudes. Contrairement à ce qu'avancent certains de mes proches je ne vois aucune différence à assister seul au spectacle dans une grande salle clairsemée ou dans mon salon, si ce n'est que chez moi c'est plus confortable. Pourtant la salle municipale de Bagnolet, qui avec ses deux écrans dépend désormais d'Est Ensemble, est très agréable, sa programmation art et essai en version originale est impeccable. J'ai noté que Les feuilles mortes, le nouveau Kaurismäki, ou Fermer les yeux de Victor Erice y sont programmés très bientôt.
Pas de regret pour mon choix. Le film de Justine Triet est excellent. On y retrouve son attirance pour les procès, le monde de la littérature, la psychanalyse, la vie de couple et des rôles de femme complexes. Comme chez Vecchiali ou Cassavetes, l'équipe du film est quasi familiale : son compagnon Arthur Harari, réalisateur comme elle de grand talent (Diamant noir, Onoda), joue dans tous ses films (La bataille de Solférino, Victoria, Sibyl) et a coécrit celui-ci, elle est fidèle à la comédienne allemande Sandra Hüller (Toni Erdmann, I'm Your Man) comme à Virginie Efira présente dans deux autres de ses films, etc. J'ai toujours pensé que cette complicité favorisait certaines aventures, même si le conflit profite à d'autres. Vous remarquerez que je ne parle pas du film, ni même ne livre la bande-annonce. D'une part je déteste spoiler (divulgâcher), d'autre part j'évoque rarement des sujets traités largement par la presse. Il est ainsi inutile que je m'étale sur la polémique suscitée par le discours de Triet sur la politique gouvernementale, mes lecteurs/trices connaissent mon engagement. Allez voir le film, c'est bien.
Je suis rentré et, après le dîner, j'ai regardé Limbo de Ben Sharrock que m'avait conseillé Françoise. Plusieurs films récents portent ce même titre, un polar poisseux hongkongais réalisé par Soi Cheang, une enquête en territoire aborigène de l'Australien Ivan Sen, et une dizaine d'autres plus anciens ! Étonnamment j'avais regardé ces deux-là, tournés en noir et blanc, la semaine précédente. Le film anglais de Sharrock dresse le portrait d'un groupe de demandeurs d’asile attendant de connaître leur sort sur une petite île de pêcheurs en Écosse. Le ton doux et amer, un peu surréaliste, la lenteur humoristique, rappellent certains films nordiques, islandais ou finlandais, des films où s'exprime la tendresse humaine. Cela change des portraits égocentriques et un peu cyniques de l'Allemand Christian Petzold comme dans son récent Roter Himmel (Le ciel rouge).
Entre temps je m'étais arrêté acheter un kebab sur le chemin. Manger de la junk food m'arrive peut-être deux fois dans l'année. Une manière de souligner l'exotisme de ma sortie cinématographique ? L'occasion de manger des frites, ce que je ne fais jamais évidemment. Juste le temps d'appeler Étienne Mineur à Genève pour discuter de la magnifique pochette qu'il concocte à base d'intelligence artificielle pour le vinyle La preuve du groupe Poudingue. Si mes articles ont parfois un caractère anatomique, celui-ci n'a pas de chute.

P.S.: Comme j'avais beaucoup apprécié Anatomie d'une chute, j'ai regardé le seul film de Justine Triet que je ne connaissais pas, Victoria. J'ai été surpris, mais pas étonné, de constater certaines ressemblances, sauf que celui-ci est traité sur le mode de la comédie alors qu'Anatomie est un drame... Un couple se déchire. Difficulté d'un écrivain à écrire son roman tout en s'inspirant de sa vie de couple. Une mère plutôt absente. Velléités procédurières. Absurdité du système de la justice... Quand on creuse on se rend compte que la plupart des cinéastes (tous et toutes peut-être) font toujours le même film. Cette fois Triet réussit son meilleur.
Quant à Limbo, Françoise, dont c'est le film préféré cette année, s'étonne que je n'en dise pas plus. Je lui ai répondu que "la scène d'ouverture ressemble tout de même bigrement aux films de Dominique Abel (L'iceberg, Rumba, La fée, etc.). De mon côté j'ai préféré Eo, Pacifiction, Triangle of sadness et, en ce qui concerne les migrants et autochtones, les derniers films de Kaurismäki (Le Havre, L'autre côté de l'espoir). Donc pas si original que cela à mes yeux, mes oreilles et mon cœur 😉 Mais je comprends que Limbo [lui] plaise, les très beaux cadres sont en effet du genre des [siens], et le film est très fin dans ses allusions sans en remettre trois couches, et surtout il prend son temps (dans tous les sens du terme)."

jeudi 31 août 2023

Funérailles clandestines


Mis en ligne le 24 mai 2011, j'avais rédigé ce billet deux ans plus tôt, mais Jonathan Buchsbaum m'avait demandé de ne pas le publier avant que le livre de Mark Jacobson ne soit édité. Maintenant que The Lampshade: A Holocaust Detective Story from Buchenwald to New Orleans (L'abat-jour : un enquêteur de l'holocauste de Buchenwald à la Nouvelle-Orleans) est sorti, je remercie Jacobson pour le scoop qu'il communiqua à mon ami new-yorkais qui me le confia à son tour le 2 septembre 2008.
Les habitants étaient alors plus préoccupés par le passage de Gustav que par les funérailles des victimes non identifiées de Katrina. Un ouragan chasse l'autre, mais le scandale n'a pas été effacé. Le gouvernement fédéral n'a pas fait grand chose pour reconstruire la ville complètement délabrée depuis 2005. Devinez pourquoi ? Avez-vous vu, par exemple, When The Levees Broke de Spike Lee ou la série Treme ? Et à qui appartiennent les quatre-vingt corps inhumés ? Pardon, six ! En effet, l'enterrement officiel, pour lequel Jacobson avait été prévenu à 6 heures du matin pour une cérémonie deux heures plus tard, concernait seulement six cadavres ! Où sont passés les autres ? Soixante quatorze corps avaient été enterrés la veille dans le secret... Quatre-vingt personnes non identifiées depuis la catastrophe, cela aurait fait trop mauvais effet pour la ville. Quatre-vingt portés disparus, non, quatre-vingt portés en terre sans avoir disparu. C'est énorme. Ne pas confondre avec les six cents disparus reconnus ! Ces quatre-vingt-là n'en font pas partie, ils n'ont simplement pas été réclamés, personne ne fut capable de les identifier. Leur nombre donne la mesure de la misère et l'escamotage celui de la mascarade. De quel pays parlons-nous ? Des États Unis d'Amérique.
Le livre de Mark Jacobson est une enquête sur l'origine de l'abat-jour en peau humaine de l'époque nazie qu'il a reçu d'un ami de la Nouvelle-Orleans juste après Katrina, et la réflexion qu'elle implique sur sa judéité.
La photo récupérée sur Internet porte la légende : Milvirtha Hendricks (1920-2009). Her little life was made larger because of the impact of Katrina on New Orleans (Courtesy: SF BayView).
En 1968, ma sœur et moi avions passé la journée à New Orleans, admirant les maisons et croisant un orchestre de jazz fidèle à la tradition. Ne connaissant aucun endroit pour y dormir, nous étions repartis le soir par un des Greyhound Buses qui nous avait amenés le matin-même. Nous passions ainsi la nuit sur les routes lorsque nous ne trouvions personne pour nous héberger. J'avais quinze ans, Agnès en avait treize et demi. Tout seuls nous avons fait le tour des USA pendant près de trois mois, voyage initiatique que je raconterai lorsque j'aurai retrouvé les diapositives... Une histoire en entraîne une autre. Trois ans plus tôt, le 12 août 1965, j'assistai à l'enterrement d'un type que je ne connaissais pas, mais qui portait le même nom que moi, à Stratford, Connecticut. Le rite m'avait estomaqué. Six Feet Under. Ce soir j'ai rouvert le journal illustré que je tenais en anglais...