Le train est entré en gare le 24 décembre à minuit. En bas des marches, Venise s'étalait à nos pieds sous quinze centimètres de neige. La météo nous avait forcés à atterrir à Gênes. L'autocar nous avait laissés en rade à Milan. Nous avions pris le métro avec armes et bagages, deux enfants nous accompagnaient. J'avais vingt six ans. Les panneaux annonçaient qu'il n'y aurait aucun départ pour Venise avant le lendemain matin. Je suis allé battre la semelle sur les quais avec Jean-André. Pour tuer le temps, il s'adresse à un conducteur de locomotive penché à sa fenêtre :
- E voi, dove andate?
- A Venezia!
- Aspettiamo...
Nous embarquons en catastrophe tandis que le convoi s'ébranle...
J'ai raconté l'histoire le 2 février dernier :
C'était la première fois que j'allais à Venise, un lendemain de Noël, 1978... Jean-André (Fieschi) m'avait emmené pour "fêter" la fin de notre collaboration de quatre ans. La ville était recouverte de neige, beaucoup. Ce matin-là, Jaf me guida jusqu'à San Giorgio degli Schiavoni pour voir les Carpaccio. Je fus saisi par les cadres, hors champ préfigurant déjà le cinématographe, et par le mouvement. J'y voyais aussi un ancêtre de la bande dessinée. Il y a chez ce peintre la même modernité que l'on rencontre dans la musique médiévale, la plus proche de nos improvisations contemporaines. Ses rouges et ses bleus se retrouvent dans Le désert.
Nous étions seuls dans la petite église avec un couple, un monsieur qui semblait déjà âgé et une jeune femme. Nous l'avons reconnu, lui, mais nous n'avons pas osé bouger, nous aurions brisé le charme. Nous l'avons regardé s'éloigner, de dos, le long du canal. Tout était magique. Venise sous la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, et Michelangelo Antonioni.
En tapant ces mots j'avais cru décrire la scène que nous avions vécue (la météo, les Carpaccio, San Michele sa lance à la main, l'instant partagé), alors que sans la savoir j'avais dessiné le portrait du cinéaste sur son lit de mort : la neige, les peintures sur les murs, le dragon terrassé, le silence et l'absence, Michelangelo Antonioni !
Le jour d'après, nous avons pris le vaporetto jusqu'à San Michele pour porter des fleurs sur la tombe de Stravinsky à la demande d'un ami. À côté de la sienne, un chausson de danse avait été déposé sur celle de Diaghilev. Des mots griffonnés sur des bouts de papier détrempés par la neige collaient à la pierre. Ce matin-là, j'appris qui était Ezra Pound, un autre fantôme de l'île. Quelques jours plus tard, Biette nous conseillait, à Henry Colomer et moi, son a.b.c. de la lecture. Je m'y plongeai...
Ce matin, je revois le plan-séquence de ''Profession Reporter'' comme une variation de ce Tombeau.