Pourquoi la mort s'invite-t-elle dans mes rêves ces dernières nuits ? Depuis mon adolescence mon besoin de dormir est limité. Quatre ou cinq heures me suffisent généralement pour déployer ensuite une suractivité sans fatigue. Je m'endors comme un bébé et je me réveille excité par le jour qui s'annonce. Entre temps j'avais l'habitude de me reposer, or depuis quelque jours j'ai l'impression que mes nuits sont perturbées. Je me demande si je n'ai pas toujours assimilé inconsciemment le sommeil à la mort. Si le soir je ne crains pas de sombrer dans les bras de Morphée aurais-je peur de ne pas me réveiller le lendemain matin ? C'est idiot, car ce serait la manière la plus douce de m'en aller. L'idée ne me plaît pourtant pas tant que cela, ma curiosité me poussant à souhaiter ardemment la vieillesse. J'en prendrais bien encore pour quarante ans, avec tous les inconvénients qui accompagneraient ce voyage. On verra bien en route s'il est préférable d'abréger mes souffrances ou ma lassitude, mais j'en suis encore loin. On me dit que les petits dormeurs vivent souvent vieux. Ce serait double bénef ! Il n'empêche que je ne pense pas assez craindre la mort pour qu'elle m'empêche de dormir. Je n'irais pas non plus jusqu'à affirmer que je l'attends de pied ferme. Un temps pour tout. Mais pourquoi donc mes rêves la convoquent elle, sous des formes plutôt lointaines, touchant des êtres qui ne me sont pas particulièrement proches ? L'apprivoiser ? J'y travaille. Encore une raison de ne pas m'assoupir...
Il y a quelques jours j'ai subi une opération dentaire particulièrement intéressante. Deux heures sur le fauteuil pour des implants dont un réclame de relever mon sinus. Le praticien m'a prévenu de l'effet impressionnant lorsqu'il taperait avec une sorte de marteau sur mon maxillaire supérieur. Je suis servi. Chaque coup remonte dans mon arcade sourcilière pour se propager ensuite dans tout mon crâne. La résonance me permet de percevoir son squelette intégral comme dans une vanité. Ma connaissance des instruments de percussion offre à mon esprit le soin de vagabonder sur le sujet plutôt que de me polariser sur l'aspect médiéval de l'opération. Je dois préciser que j'ai toute confiance en mon jeune dentiste qui a déployé plus de précautions o(pé)ratoires que je n'en reçus jamais dans ce domaine : explications scientifiques précises, scanner hyper-net, champ opératoire désinfecté au-delà de ce qui peut sembler nécessaire, blouse et chaussures en papier, préparation médicamenteuse, recommandations de ses collègues, etc. Il n'empêche que les vertiges potentiels annoncés, l'impossibilité de mâcher des deux côtés pendant plusieurs semaines, et surtout la méconnaissance des troubles ostéopathiques que les coups de marteau n'auront pas manquer de générer sollicitent ma vigilance. D'où le rendez-vous indispensable avec un ostéopathe crânien qui vérifie que mes os sont bien en place après avoir joué des castagnettes.
Vanitas vanitatis, me voilà à chercher une photographie de crâne qui ressemble au mien tel que je l'ai perçu pendant le solo de percussion préhistorique de mon dentiste. Aucune ne faisant l'affaire, je me tourne vers les vanités que tant de peintres immortalisèrent (ici un Edward Collier de 1663). Devant leur accumulation je suis surpris d'y voir autant d'instruments de musique. Parmi les biens terrestres ils feraient partie des plaisirs avec pipes, vin, patates, fromage, jambon, et jeux quand d'autres objets évoquent le caractère transitoire de la vie humaine ou les symboles de la résurrection et de la vie éternelle. Mon crâne appartient évidemment à la seconde catégorie et je ne suis guère convaincu par les images de la troisième. Sonnez hautbois, résonnez musettes ! Il serait temps que ce qui se cache sous mon crâne me laisse roupiller pour continuer à jouir des plaisirs de la chair et de la musique aussitôt le réveil sonné. Ce n'est qu'une image, je n'ai jamais digéré celui que j'ai avalé, cause gastrique, cette fois plus probable, de mes agitations insomniaques...