70 Perso - septembre 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 27 septembre 2023

Good for nothing


Je connaissais évidemment la traduction de cette expression que mon père prononçait avec "a typical Oxonian accent", l'accent d'Oxford, mais pourquoi m'appelait-il ainsi ? Peut-être n'étais-je pas très com-plaisant (la césure est de lui) pour débarrasser après les repas ? Mes résultats scolaires plus que rassurants n'impliquaient pas nécessairement d'application pratique. Peut-être n'en fichais-je pas une rame à la maison ? Je rechignais à ses injonctions alors qu'il avait le cul vissé sur sa chaise et que ma mère faisait tout le boulot.

Ma sœur a toujours été plus serviable. Encore aujourd'hui [cet article date du 18 août 2011, Maman est morte le 19 février 2019, aussi continue-je au passé] elle s'occupait régulièrement de notre mère alors que je la voyais uniquement pour les grandes occasions. Elles s'engueulaient aussi copieusement et ma sœur la traitait comme du poisson pourri, mais elle l'accompagnait faire ses courses chaque semaine et je crois (ou crains) que le coup de fil à sa maman fut un de ses premiers gestes du matin. Mes conversations téléphoniques avec ma mère étaient plus sereines que les échanges in vivo. Je pouvais raccrocher facilement si je sentais que cela tournait au vinaigre. Myco come mycoacétyque, le champignon du vinaigre, était son surnom lorsqu'elle était adolescente aux Petites Ailes. Il m'aura fallu atteindre cinquante ans pour comprendre que je n'étais misanthrope que pour lui plaire et que ce n'était pas du tout mon caractère. La section du cordon est plus tardive que beaucoup ne le croient, cet instant décisif où l'on saisit que l'on est soi et pas ce que nos parents attendaient de nous. J'ai déjà évoqué ma mère et mon père, l'amour pour leurs deux enfants et notre attachement, mais il y a plusieurs manières de vieillir. Mon père n'a pas eu le temps d'être grand-père, ma mère n'a jamais joué son rôle de grand-mère. Son complexe d'infériorité a développé un narcissisme agressif qui a rendu avec l'âge les conversations difficiles dès qu'elles abordaient des sujets ayant trait au passé ou à la politique en général. Il y a longtemps que ma mère ne m'entendait plus. Ma fille en a souffert. J'ai essayé d'aborder l'histoire de notre famille, l'origine des névroses, mais ma mère pensait que cela n'avait aucun intérêt. Elle réécrivait à sa façon la vie de mon père. Je le comprends. Nos souvenirs sont systématiquement arrangés au fur et à mesure que nous les sollicitons. J'essaie de me rappeler…

Good for nothing ! Le bon à rien est devenu un touche à tout. Ce que je n'ai pas su transmettre à mes parents, je tente de le donner à d'autres, à mes amis, aux jeunes étudiants… Être utile procure des satisfactions qui donnent sens à une vie. Je perpétue la B.A. des louveteaux, la "bonne action" apprise aux Éclaireurs de France, organisation scout laïque à laquelle j'appartins de 8 à 11 ans et qui me fit grandir vitesse V. C'est incroyable ce que j'en retirai et qui me sert quotidiennement. Pourquoi n'apprend-on pas à l'école des rudiments d'électricité, de plomberie, de couture, de bricolage, toutes les choses pratiques auxquelles nous serons plus tard confrontés. L'informatique est passée dans les mœurs, mais je suis surpris à quel point nous sommes handicapés lorsque nous tombons en panne d'automobile, de chauffe-eau, ou lorsqu'il s'agit de faire la cuisine. Du moins pour la plupart. Je regrette aussi les cours d'instruction civique qui donnent un sens à notre citoyenneté. On me raconte qu'il n'existe plus de "plein air", cette demi-journée d'exercice physique que je n'affectais d'ailleurs pas outre mesure, complémentaire des cours de gymnastique. Il y avait la musique et le dessin, mais en retirait-on les moyens d'avoir plus tard accès à la culture ? De toute ma scolarité je n'ai lu aucun livre, me cantonnant aux extraits publiés dans le Lagarde & Michard. Rédactions et dissertations m'auront tout de même appris à écrire, les maths m'auront donné un esprit synthétique et logique, Monsieur Marnay le goût des langues étrangères… J'ai pourtant l'impression de n'avoir pas appris grand chose à l'école. Ce que sont la discipline et la rébellion plus certainement. Mais au delà de cette critique facile mon éducation scolaire m'aura permis d'acquérir plus tard les connaissances que je désirais vraiment, un peu comme mes parents dessinèrent le cadre que je remplirai plus tard à mon gré. Face à des propositions fortes mais ouvertes notre indépendance peut se développer en connaissance de cause, et notre existence trouve son sens lorsque nous apprenons à nous détacher et des uns et des autres.

N'empêche qu'aujourd'hui, question récurrente, je ne sais pas ce que je vais devenir. [...] J'ai un besoin viscéral de faire ce que je ne sais pas faire et qui ne se fait pas. Histoire de contredire mon père ?

vendredi 15 septembre 2023

Stakhanoviste


Si le mot « stakhanoviste » peut désigner une personne très efficace, volontaire et abattant une quantité de travail hors normes, je crains fort d'être associé au mineur du Donbass, héros du travail socialiste, Alekseï Stakhanov. Or je me demande si ma manière de faire les choses ne tient pas surtout d'une névrose obsessionnelle qui me pousse par ailleurs à dormir très peu. Il m'est arrivé de descendre à trois heures par nuit, nécessitant une petite sieste un peu plus longue que d'habitude, soit une heure au lieu de dix minutes en fin d'après-midi. Si certains sont monotâches et ont du mal à répondre à une question tandis qu'ils font autre chose, j'ai la fâcheuse tendance à aimer rentabiliser chaque geste, chaque pas, et ce en faisant plusieurs choses à la fois. Pire, j'adore ça. De même que je peux arrêter ce que je fabrique pour répondre à une demande extérieure et reprendre sans problème là où j'en étais, un petit lutin calcule mon temps dans l'espace sans que je m'en aperçoive sur l'instant. Comme toutes les personnes habitant une grande maison, je pose évidemment sur les marches les objets à monter ou descendre pour ne pas faire de voyages inutiles. Là où cela se corse c'est que j'ai étendu cette économie à toutes mes activités. Mon travail d'homme-orchestre s'y retrouve merveilleusement, jouant simultanément de dizaines d'instruments tout en enregistrant mes camarades. Par contre, si je calcule que j'ai le temps de mâcher une bouchée de mon déjeuner en allant sortir le linge de la machine à laver tout en remontant je ne sais quoi de la cave, cela me fait craindre une dangereuse pathologie. J'ai d'ailleurs la réputation de faire la vaisselle avant d'avoir terminé le repas ! Il est certain qu'ainsi je ne risque pas la procrastination, d'autant qu'il me semble qu'une réponse à un mail repoussée au lendemain risque de se perdre dans un trou du temps. N'allez pas croire que je suis perpétuellement en tension. Pas du tout. Les moments de détente et de rêverie profitent de cette organisation et de cette suractivité, elle leur offre même une disponibilité incroyable en regard du travail abattu. Il y a des jours où j'ai l'impression de n'avoir rien fait, mais si en réfléchissant bien c'est un leurre, illusion d'une dispersion excessive alors qu'une concentration sur une chose et son aboutissement, même provisoire, s'apprécie facilement. Je l'ai souvent dit : je suis partagé entre l'impression d'être tout le temps en vacances et celle de travailler sans cesse, même pendant le sommeil. Cette façon de vivre ne souffre aucune routine. Je peux aussi très bien dévorer un roman dans la journée, allongé confortablement. Tout cela est probablement lié à mon refuge, car, sorti de ma caverne, je ne me comporte pas ainsi. Pour vous donner une petite idée des dégâts, j'ai composé plus de 2000 pièces de musique, environ 150 albums, enregistré des centaines de musiques appliquées, réalisé tant de design sonore, d'images fixes, de films qui bougent... Cet article est le 5410ème depuis le début du blog il y a 18 ans...
Ce n'est pas le lieu pour analyser cette démarche prolifique. La mort y est certainement pour quelque chose. La vie tout autant. La passion de faire quand d'autres ont celle de défaire. J'aime regarder les nuages, les plantes pousser, les animaux s'ébattre, les gens s'aimer. Je ne comprends pas ceux qui ignorent l'urgence d'enrayer la machine destructrice, l'absurdité de l'humanité dans toute sa brutalité mortifère. Certes je brûle la chandelle par les deux bouts, mais j'ai fait des provisions pour l'hiver.