70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 20 mai 2024

Sollmann écrit pour les instruments de Partch


La difficulté d'écouter les œuvres du compositeur américain indépendant Harry Partch (1901-1974) en concert venaient du fait que ses instruments originaux, stockés sur la côte ouest des États-Unis, étaient quasiment intransportables. À côté de ses propres enregistrements, qui sont heureusement assez nombreux, je ne les avais jusqu'ici entendus que sur le disque Weird Nightmare produit par Hal Willner autour de la musique de Charles Mingus, arrangée par Michael Blair, Henry Threadgill, Greg Cohen, Vernon Reid, Bill Frisell, The Uptown Horns, Bobby Previte et Art Baron. Il y a huit ans Heiner Goebbels mit en scène l'opéra de Partch, Delusion of the Fury, sur des répliques des instruments microtonaux construits par le percussionniste Thomas Meixner pour l'Ensemble Muzikfabrik. Le spectacle, à la Grande Halle de La Villette dans le cadre du festival Manifeste, avait tout d'une féérie... Depuis que j'ai acquis le livre de Partch, Genesis of a Music je n'ai hélas pas beaucoup avancé...
Grâce au tubiste Maxime Morel, récemment entré dans l'ensemble allemand, le corniste Nicolas Chedmail (Spat' sonore) m'apprit que Phillip Sollmann (aka Efdemin) avait composé l'année suivante Monophonie pour l'instrumentarium de Partch. Ses pièces prolongent le travail de l'Américain avec des tournures plus modernes. Mais on reconnaît le minimalisme tribal et sacré dans les structures rythmiques et les drones. Un pied dans la musique savante, un autre dans la musique populaire, Sollmann utilise aussi des objets sonores du designer et sculpteur italo-américain Harry Bertoia (1915-1978) ou la double sirène du Berlinois Hermann von Helmholtz (1821-1894). Sa recherche de timbres purement acoustiques et son aspect dansant me font penser à la musique que peuvent susciter les circuits d'échantillonnage et de maintien (sample & hold) des synthétiseurs. En cela je m'en sens proche, que ce soit pour les expériences de mes débuts ou dans les ritournelles répétitives et autres arpèges en spirale que j'aime toujours produire de temps en temps.

→ Phillip Sollmann, Monophonie, CD A-Ton 14€ ou 2LP 20€ ou numérique 9€

vendredi 17 mai 2024

Tardigrade et Yellow Horses d'Alexandre Saada


Il faut toujours remettre les choses à leur place, soit rectifier le tir en mettant le point sur les i. Un point c'est trou. Comme celui au centre du disque qui tourne. Même si côte à côte la paire fait masque, à condition de les extirper de leurs enveloppes en carton. Cela ne se voit pas sur mon image, mais cela peut éventuellement s'entendre. Car ma fille ce n'est pas l'usage, de les placer sur son visage... Mieux vaut les servir sur un plateau. On ne peut pourtant s'attendre ni à l'un, ni à l'autre, si jamais on connaissait les antécédents du pianiste. J'ai ici-même chroniqué son We Free, musique improvisée par la trentaine de musiciens/ciennes de The All Band, et les chansons engagées de Madeleine et Salomon que j'écoute régulièrement.
Donc, si Yellow Horses est un disque de chansons pop d'Alexandre Saada accompagné par Martial Bort à la guitare, Thomas Pegorier à la basse et Olivier Hestin à la batterie, Tardigrade est un duo improvisé avec le bandonéoniste Tristan Macé. En écoutant ces dix-sept miniatures où tardigrade est affublé de circonstances à la manière des albums de Martine et de fantaisies satistes (à la plage, dans l'espace, mange de la mousse, résiste à la pression, se déshydrate, dans le pédiluve, survit à tout, se reproduit, se réhydrate, mange son prochain, au Groenland, fait une très longue grasse matinée ou la cryptobiose de tardigrade, supertardigrade, la patience exemplaire de tarnigrade, les carences musculaires de tarnigrade), je ne peux m'empêcher de penser au travail de l'artiste russe Alexandra Dementieva qui il y a quelques années m'avait montré ses tardigrades. Ces minuscules bestioles (Tardigrada), parfois appelés oursons d'eau, peuvent survivre dans des environnements extrêmement hostiles (températures de −272° à +150 °C, des pressions jusqu'à 6 000 bar, sans eau ni nourriture, exposés aux rayonnements ultraviolets ou X, et au vide spatial). C'est dire si le disque de Saada et Macé lorgne une certaine éternité, malgré les aventures abracadabrantes qu'ils font subir à ces panarthropodes ! Y a-t-il un lien de causalité entre les titres et la musique ? Si on commence par là, que penser des Morceaux en forme de poire ou des Préludes flasques pour un chien ? Ce qui est certain, c'est le plaisir qu'ont ressenti les deux improvisateurs à tricoter leurs claviers à touches ou boutons. Saada a toujours ce jeu direct, sans ambages, et Macé en faisant souffler son instrument loin du tango lui octroie cette même franchise.
Avec Yellow Horses, si le jeu de piano d'Alexandre Saada se rapproche de ce que je connaissais de lui, la surprise vient évidemment de ses chansons. Il n'accompagne pas ici Clotilde Rullaud, ni Malia, ni Martha Reeves, puisqu'il s'y colle, paroles et musique, en anglais. La guitare saturée a le tranchant de ses habitudes, mais lui chante en demi-teintes. Pas facile à cerner quand ça frise le free alors que ça sent le rock. Je manque de références. Kevin Ayers ? Syd Barrett ? Nick Drake ? Arto Lindsay ? Au piano, Saada prend souvent le contrepied, il n'illustre jamais, il contrepointe. Yellow Horses est à la fois tendre et volontaire. Ce sont des histoires d'amour qui tournent mal, ou bien, des histoires de soi dans un monde qui tourne de moins en moins rond, un truc bancal juste ce qu'il faut pour que ça existe. On se laisse porter.

jeudi 16 mai 2024

Lettres d'amour des mouches à feu (sur rendez-vous)


Si vous voulez être éblouis, passez à la Galerie Signatures, 70 rue Jean-Pierre Timbaud à Paris, admirer les photographies aussi merveilleuses qu'incroyables de Michel Séméniako (uniquement sur rendez-vous du mardi au samedi jusqu'au 31 mai, en appelant au 0148075862 pour vous assurer qu'il y a quelqu'un pour vous ouvrir ! Ou en réservant par mail à contact@signatures-photographies.com). Michel Séméniako sera présent samedi 25 mai de 15h à 19h, là pas besoin de prévenir !
J'ai commencé à travailler avec lui et sa compagne, Marie-Jésus Diaz, également photographe épatante, lorsque j'étais très jeune, en 1975, et c'est autour de ses photos que s'est organisé notre CD de chansons doublé d'un CD-Rom Carton en 1997. La chanson L'ectoplasme, qui y figure, est dédiée à ses photographies de fantôme nyctalope.
En 2007 Michel Séméniako publia Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu, un travail magique sur ces coléoptères mystérieux et voraces dont la parade sexuelle est lumineuse. Pour mon soixantième anniversaire le photographe de la nuit en avait fait encadrer un magnifique tirage. Sur la photo les étoiles qui leur font miroir perforent le ciel du Piémont. Fasciné, je me colle devant et je ferme les yeux pour m'imprégner de ces deux nuées qui interrogent tant notre humanité que son insignifiance.


Il représente une pause d'environ un quart d'heure lors d'une nuit italienne. On peut le constater à la traînée de lumière laissée par les étoiles. Il est amusant de noter que mes visiteurs imaginent que cette photographie est un tableau tandis que celles ou ceux (doit-on écrire cielles ou ciels ?) qui ouvrent mon dernier CD, Pique-nique au labo 3, pensent que le tableau de mc gayffier, qui en a réalisé à son tour la pochette, est une photographie.


L'intérieur est en effet le détail d'un de ses tableaux. Lucioles est une huile et impression sur panneau de 60x70cm, d'après une photo de l'Américaine Lora Webb Nicols (1883-1962). L'idée des lucioles (lampyridae) lui serait-elle venue du Tombeau des lucioles, l'époustouflant film d'animation d'Isao Takahata ? Une bombe incendiaire était tombée sur le ville de Kōbe. Deux enfants y sont livrés à eux-mêmes. Métaphore de notre monde moderne où nos enfants luttent contre la désintégration de notre planète en se soulevant de la Terre ? Et bien non, c'est Pier Paolo Pasolini qui s'y colle ! mc gayffier rend là hommage à Pasolini (1922-1975) dont l'article sur les lucioles fut publié dans le journal Corriere della Sierra du 1er février 1975 (il sera assassiné dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 novembre) sous le titre Il vuoto del potere in Italia (Le vide du pouvoir en Italie), repris dans son livre Écrits corsaires, et analysé par Georges Didi-Huberman dans Survivance des lucioles aux Éditions de Minuit en 2009 !


Pour les photographies de Michel Séméniako, c'est une autre histoire. Les créatures lui avaient fait la vue dure lors d'un tournage près de Saluzzo, laissant des traînées sur ses images de la petite cité médiévale italienne. Lui auraient-elles susurré l'idée lumineuse de revenir rien que pour elles ? Ainsi les traînées devinrent des fées aux gestes de ballerines. À la galerie Signatures, les grands tirages sont accompagnés de très beaux textes de Max-Henri de Larminat. Au sous-sol, les lampes ultra-violet font ressortir la luminosité des lucioles que le photographe a exceptionnellement repeintes une à une avec de la peinture fluorescente ! Ailleurs, elles s'en sont chargées toutes seules.
Allez-y, on y retrouve la magie de l'enfance, des rêves dans le noir, une manière de répondre à l'extinction !

Cahiers du Cinéma : hors-série Jacques Demy


Lorsqu'au début des années 70 j'étais étudiant à l'Idhec de quoi avais-je l'air auprès de mes condisciples à défendre les films de Jacques Demy ? D'un ringard ? D'un midinet ? D'un planeur ? Il m'aura fallu attendre vingt ans pour m'en repaître jusqu'à plus soif grâce à ma fille qui évidemment adorait Les parapluies de Cherbourg, Peau d'âne et surtout Les demoiselles de Rochefort dont elle avait appris tous les dialogues par cœur et qu'elles faisaient réciter à ses poupées ! J'attendrai le magnifique coffret de l'intégrale DVD paru en 2008 (Arte/Cine-Tamaris) pour découvrir les rares films que je n'avais pas encore réussi à voir. En ce qui concerne les comédies musicales écrites avec Michel Legrand j'ai toujours pensé que les deux amis avaient noté leurs paroles dites en agrandissant les intervalles. C'est une technique qui permet de conserver une crédibilité tout en devenant lyrique.
J'ai beau posséder les livres de Jean-Pierre Berthomé (ed. L'atalante) ou Camille Taboulay (ed. Cahiers du Cinéma) de 1996 et les magnifiques pavés illustrés de Olivier Père & Marie Colmant (ed. La Martinière) de 2010 et le catalogue de l'exposition Le monde enchanté de Jacques Demy (ed. Skira Flammarion) de 2016, le numéro hors-série publié le mois dernier par Les Cahiers du Cinéma dirigé par Thierry Jousse et Marcos Uzal m'a passionné, déjà parce qu'il se démarque de toute hagiographie en analysant sérieusement les chefs d'œuvre et les ratages. Si j'ai toujours préféré les témoignages des protagonistes plutôt que les écrits "sur", l'ensemble se tient parfaitement. Commençons donc par la reproduction des entretiens formidables de 1964 et 1982 avec Demy ! Ceux qui suivent avec Catherine Deneuve, Bernard Evein, Rosalie Varda, Patricia Mazuy, Nathalie Dessay et Philippe Cassard, Donovan, Paul Vecchiali, Pascale Ferran, Christophe Honoré, Damien Chazelle m'enchantent. Ils présentent le cinéaste sous des angles différents, différents aussi de l'image un peu aseptisée qu'avait entretenue Agnès Varda. Les analyses spécifiques de Jean-Marc Lalanne, Théo Esparon, Thierry Méranger, Rémi Carémel, Hervé Aubron, Pierre Eugène, plus les articles film par film de Charlotte Garson, Éric Rohmer & Jean-Luc Godard, Fernando Ganzo, François Weyergans, Jean Collet, Gaël Lépingle, Jean Douchet, Philippe Fauvel, Élodie Tamayo, Michel Chion, Pascal Bonitzer, Joël Magny et les deux responsables de la publication complètent l'ensemble avec un beau portfolio de Demy par Varda.


Jacques Demy avait beau être un homme bienveillant, caractère pas si courant chez les réalisateurs/trices, il savait ce qu'il voulait et l'imposait autant que possible. Comme tous et toutes il eut de longues phases d'abattement lorsqu'il n'arrivait pas à faire produire ses films. Ses préoccupations politiques ou sexuelles ne sont pas escamotées, alors qu'on a longtemps voulu voir ses films comme des bluettes. Si la guerre d'Algérie, sujet tabou de l'époque, est le nerf des Parapluies de Cherbourg (évoquée également dans Adieu Philippine de Rozier et Muriel de Resnais), Une chambre en ville est un film fondamentalement marxiste en plus d'être un drame musical sublime bien qu'il n'ait jamais rencontré le succès public mérité. Demy aborda par exemple l'homosexualité ou l'inceste à une époque où cela ne se faisait guère. Contrairement à ce qui se répète inlassablement sur les cinéastes de la nouvelle vague (Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Rivette essentiellement) on comprend bien que Jacques Demy, comme Agnès Varda, Jacques Rozier, Alain Resnais, Luc Moullet, Jean-Daniel Pollet, Chris Marker et bien d'autres ont marqué leur époque et y ont toute leur place, une place unique. Révélant chaque fois des trésors cachés, des sous-textes astucieux, les films de Demy sont à voir et revoir et cet hors-série se dévore... J'y pensais en traversant la Loire avec le bac près de Nantes !

→ Cahiers du Cinéma Jacques Demy, Hors-série n°3, avril 2024, 12,90€

mercredi 15 mai 2024

In Fractured Silence, la genèse


Pour l'excellent site It's Psychedelic Baby Magazine du slovène Klemen Breznikar, je reviens sur la genèse de l'enregistrement de Tunnel sous la Manche (Under The Channel) d'Un Drame Musical Instantané en 1983. Hélène Sage fait de même pour Frissons dans la cochlée. Ces deux pièces figurent sur le disque culte In Fractured Silence où l'on peut également écouter Sema et Nurse With Wound. Il manque le témoignage de Steven Stapleton qui est à l'initiative de ce projet collectif, mais il a rédigé l'insert, en anglais et français, glissé dans le vinyle original publié par United Dairies et sa réédition par Souffle Continu Records. Tout ce qui touche à Nurse With Wound est fondamental grâce à la célèbre Nurse With Wound List, véritable Bible de l'Underground où l'on trouve mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc enregistré en 1975. Il y a deux ans j'avais déjà répondu à une très longue interview pour It's Psychedelic Baby Magazine. Mes deux contributions sont en anglais, mais ce sont des témoignages conséquents sur mon travail et surtout celui du trio que nous formions avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Ils sont en outre généreusement illustrés par de nombreuses photographies. Je livre ci-dessous la version française de mon texte sur le Drame et sa contribution à In Fractured Silence.

En 1981, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et la nomination de Jack Lang au ministère de la Culture, le budget de la culture représentait 1% du budget de la France, ce qui est énorme comparé à ce qui se pratique aujourd’hui. J’avais reçu un coup de téléphone de la Direction de la Musique me demandant si Un Drame Musical Instantané avait un projet artistique, car il y avait trop d’argent à attribuer ! Dans la nuit nous avons monté une association et proposé le grand orchestre du Drame que nous venions de créer. La subvention nous permit de faire vivre cet orchestre de quinze musiciens pendant six ans. Cette époque marqua aussi les années d’or de Radio France, initiées par Alain Durel et Louis Dandrel. C’est ainsi que, pour France Musique, Didier Alluard et Monique Veaute nous proposèrent de réaliser deux émissions de création de plus de deux heures où nous étions totalement libres. La radio nationale nous donnait accès à ses archives et nous adjoignait deux assistants formidables, Bernard Treton et Christine Bessely, ainsi que qu’un ingénieur du son pour mixer tout cela, Alain Nedelec, et une bruiteuse, Dominique Auber, même si je me chargeais de la plupart.


USA le complot, la première création d’Un Drame Musical Instantané, fut diffusée le 17 juin 1983. La bande-annonce que nous avions composée disait : « L’histoire des USA ressemble à un western. Les colons sont venus sans rien. Ils ont dû prendre. D’abord les terres indiennes, et le jazz des esclaves africains, et les matières premières du tiers monde. L’Amérique est devenue forte. Elle a le sens des affaires. Ce qu’on a volé, il a fallu le vendre. Les Américains ont le sens de l’hospitalité : ils sont partout chez eux. Génocide, ségrégation, chasse aux sorcières, impérialisme… Des États Unis d’Amérique retentit sur tout le globe une étrange musique qui fait semblant d’être sourde à ce qui se passe ailleurs où c’est une autre histoire… U.S.A., le complot. Une émission réalisée par Un Drame Musical Instantané. Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet, Francis Gorgé. Vendredi 17 juin de 22h30 à 1h du matin. »

L’émission était essentiellement constituée de documents sonores et musicaux prééxistants : Mothers of Invention God Bless America. Musique des Indiens Navajos. Batteries d'ordonnance du Corps Expéditionnaire de Rochambeau. John Ford et Samuel Fuller. Chant Peyotl des Sioux Yankton. Revendications des tribus indiennes. John Philip Sousa Galant 7th. Buffalo Bill. Témoignages de Jean et Geneviève Birgé. Le jugement des flèches, musique de Victor Young. Chant de femmes du Burundi. Aretha Franklin Mary Don't You Weep. Steve Reich It's Gonna Rain. The Last Poets New York New York. Colette Magny Oink Oink. Ruben and The Jets Almost Grown. News On The March. Jimi Hendrix Star Spangled Banner. Charles Ives chante They Are There. Rocker par Charlie Parker en soutien au Parti Communiste Américain. Thelonious Monk et Miles Davis Bag's Groove. Albert Ayler Spirits Rejoyce. Cathy Berberian Stripsody par Marie-Thérèse Foy. Le Journal de Wall Street sur la culture française. Bertolt Brecht devant la Commission des Activités Anti-Américaines. Johnny Guitar, Vera Cruz, Un roi à New York, Tex Avery, Underworld USA. Humphrey Bogart, James Cagney. Johnny Hallyday La bagarre. Serge Gainsbourg Comic Strip. Michel Jonasz Big Boss. Karen Cherryl La marche des machos. Adriano Celentano 24000 baisers. Nina Hagen. Los Bravos Black is Black. Pyramis. YMO. Ryo Kawasaki and The Golden Dragon. Miles Davis Solea. Harry Partch chante The Letter. Spike Jones Hawaïan War Chant. Terry Riley et John Cale Church of Anthrax. Laurie Anderson From The Air. Charles Ives Variations on America… À cette époque la fin des émissions était marquée par La Marseillaise dans l’orchestration de Berlioz, c'était de circonstance en l'occurrence ! La nuit, les émissions s’arrêtaient.


La peur du vide, seconde création d’Un Drame Musical Instantané, fut diffusée le 1er juillet 1983. Même équipe, mais cette fois le Drame s’immisçait dans la programmation avec quatre pièces originales composées spécialement : La peur du vide, Légitime Défense, Le directeur paiera pour ses crimes et Tunnel sous la Manche. Le style choisi était un thriller. En dehors des pièces enregistrées dans le studio de France Musique par nous trois, les deux heures trente-trois minutes comprenaient Arnold Schönberg Die eiserne Brigade, Edgar Varèse Ionisation, Camille Saint-Saëns improvise au piano Samson et Dalila, Hector Berlioz La damnation de Faust, Pandemonium, Sérénade, Charles Trenet Joue-moi de l'électrophone, les Frères Jacques Monsieur William, Claude Nougaro À bout de souffle, Georgius Monsieur Bebert, Marianne Oswald Anna la bonne, Bernard Vitet La guêpe, le rêve de Robert Desnos, Légitime Défense, Guillaume Apollinaire, Michel Poniatowski, Jean-Paul Sartre. Une femme est une femme, Masculin Féminin, Tristana, Le testament du Dr Mabuse, Dial M for Murder, L'éclipse, Le parfum de la dame en noir, Underworld USA, Pick Up on South Street, Shock Corridor, Naked Kiss, Le trou, Le testament d'Orphée. Un drame musical instantané M'enfin, Le malheur, inédit de notre grand orchestre ! En fin d'émission nous avions choisi la version de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli de La Marseillaise. Le silence s’installait sur les ondes jusqu’au petit matin.

Le line-up complet d’Un Drame Musical Instantané était :
Jean-Jacques Birgé - synthétiseur PPG Wave 2.2, piano, trombone, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, percussion
Bernard Vitet - trompette, violon, percussion, piano, trompette à anche, double bombarde
Francis Gorgé - guitare électrique, guitare basse, synthétiseur analogique, flûte, percussion, piano


Lorsque Steven Stapleton nous réclama une pièce pour le disque collectif In Fractured Silence, nous étions si contents de ce que nous avions enregistré pour cette création radiophonique que nous lui proposâmes Tunnel sous la Manche (Under The Channel). D’une part je laisse à Steven le soin de raconter comment il nous avait choisis, et d’autre part je ne pense pas que le morceau s’appelait ainsi à l’origine, mais j’ai oublié. Tout cela est très loin. C’était il y a quarante ans. Notre mauvais esprit nous fit renommer ce titre, probablement pour nous moquer des préjugés des Anglais, appelés de notre côté « l’ennemi héréditaire », envers les Français. Avec le même humour Francis dessina une carte où l’Angleterre n’était plus une île, et nous avons imaginé des villes nouvelles comme Garlic, New Wave, Drame, Port-Franc, Moutonville... Je me souvenais d’une vieille une du Times, "Tempête sur la Manche, continent isolé". In Fractured Silence fut publié en 1984, mais les quatre pièces figurent en bonus du CD Rideau !, publié par le label autrichien KlangGalerie en 2017, mais aujourd’hui déjà épuisé. La version de Tunnel sous la Manche y est d’ailleurs un peu plus longue, puisqu’elle dure 14 minutes au lieu des 12 minutes enregistrées sur United Dairies. J’avais probablement coupé quelque chose pour respecter la durée de la face.

Pour commenter Tunnel sous la Manche (Under The Channel), je suis obligé de le réécouter. Je me souviens seulement que chaque fois que nous jouions à Radio France nous en profitions pour demander le piano Bösendorfer Imperial qui possède neuf touches de plus dans les graves et coûte la somme rondelette de 200 000€, des percussions tels la grosse caisse symphonique, le tam tam symphonique, des cloches plaques, et des bruiteurs comme la machine à vent. J’avais également apporté un enregistrement de la bande-son du fabuleux film de Jacques Becker, Le trou, qui conte le récit d’une évasion de la prison de La Santé à Paris. À mes débuts la vidéo n’existait pas. Il n’y avait pas encore la VHS. Pour garder un souvenir des films j’enregistrais le son des films dans les salles de cinéma ou à la télévision avec un magnétophone à cassettes portable.


La pièce commence avec Bernard Vitet au piano tandis que je joue sur mon PPG Wave 2.2, un synthétiseur numérique allemand, fonctionnant sur des tables d’ondes, qui n’était pas encore à la norme Midi. Le Midi arrivera pour moi avec l’avènement du DX7 de Yamaha. Par la suite je n’ai jamais retrouvé la transparence sonore du PPG avec aucun autre instrument. Je l’ai toujours, même si je ne m’en sers vraiment pas souvent. Je joue en même temps de la flûte, fidèle à mon côté Shiva ou Kali. Francis est évidemment à la guitare électrique. Nous jouons d’abord selon le principe des blocs entrecoupés de silences. Je remarque la grande complicité entre nous, une manière d’être soi et ensemble. C’est ce qui m’a toujours fasciné avec Francis, capable de rattraper les pires balles que je lui lançais. Quant à Bernard, il nous avait appris le silence. C’est amusant de constater qu’il ne joue ici jamais de trompette, alors que c’est évidemment son instrument de prédilection. Je lance la bande du Trou qui commence par des coups de marteau sur un pieu pour creuser le tunnel tandis que je frappe mon clavier. Les dialogues du film collent à une sorte d’auto-description du Drame : « - Vous savez que ce n’est pas possible – Mais si justement c’est ce qui va nous sauver, c’est le bruit ! ». Je change de registre, passant de pseudos cuivres à des grandes orgues. Francis prend une flûte et moi ma trompette de poche, ce qui n’est pas notre habitude, ni à lui, ni à moi. Coup de gong de Francis et cloches plaques. Bernard était fan de Thelonious Monk et Anton Webern. Je prends un son de vibraphone. Je pense qu’un des acteurs dit « Vas-y Jo ! », mais j’entends « Vas-y, joue ! ». Les percussions et le piano se mélangent au bruits des prisonniers qui creusent. Nous suivons l’action en articulant le jeu. Francis attrape un bottleneck. Je laisse courir la bande. Bernard passe à son tour aux percussions. Nous respirons. Retour du piano, de la guitare et du PPG. Francis double avec un synthétiseur analogique. C’est terminé.

Depuis le début de notre rencontre à tous les trois, lorsque je nous écoute je suis surpris par la liberté que nous nous octroyons et par la maîtrise du temps et des structures, à tel point que nous refuserons le terme galvaudé d’improvisation pour celui de composition instantanée. L’improvisation c’est réduire au maximum le temps entre la conception et l’interprétation. À la même époque nous composons essentiellement pour notre grand orchestre. J’avais tenté d’appliquer les règles du trio à l’ensemble, mais cela ne fonctionnait pas. J’étais catastrophé par le nombre de poncifs que l’improvisation collective générait. Nous avons donc écrit de plus en plus à partir de là, histoire d’expérimenter de nouvelles choses. Lorsque nous nous retrouvions en trio ou en petit comité, avec Hélène Sage ou Gérard Siracusa par exemple, nous laissions faire l’inspiration du moment, mais de plus en plus nous avions une trame narrative ou des rôles à assumer comme lorsque nous accompagnions des films muets.


En lisant les notes de Steven Stapleton sur la réédition du Souffle Continu j’ai découvert les circonstances de tout cela que j’avais totalement oubliées. Nous avons renoué tous les deux et Steven vient de me demander un remix d’une de ses compositions pour un coffret de Nurse With Wound à paraître en 2024. De mon côté j’ai recommencé à enregistrer et jouer avec Francis et nous avons ressuscité Un Drame Musical Instantané que j’avais dissous en 2008, cinq ans avant la mort de Bernard qui avait déjà arrêté la scène en 2000. Le CD Plumes et poils enregistré avec l’écrivain Dominique Meens est sorti en 2022, et Francis et moi préparons un nouvel album autour de Philip K. Dick pour 2024.

Photo sur la Petite Ceinture, Paris © Marie-Jésus Diaz, 1983

mardi 14 mai 2024

Kangoo, c'est fini !


Kangoo, c'est fini ! Du moins pour moi. Après 14 ans de bons et loyaux services, je donne ma voiture à ma fille qui en a plus besoin que moi et je n'en rachète pas. Lorsque j'aurai besoin d'une automobile j'en louerai une, mais cela n'avait plus de sens d'en garder une à Paris, surtout qu'elle fonctionne au diésel. Le concessionnaire me l'avait vendue comme une voiture bio, les décalcomanies d'origine en attestent. Si l'on compare ce que coûtent l'achat, l'assurance, l'entretien, les contrôles techniques, le carburant et les contraventions avec le luxe de prendre quelques VTC en plus du vélo électrique et des transports en commun, il n'y a photo que celle que je prends là, à Nantes, avant de m'en séparer. Dès que j'ai obtenu mon permis de conduire en juillet 1971 j'ai roulé et j'aimais cela. Ce n'est plus le cas. Ma mère avait acheté une Daf automatique dont elle ne se servait pas. Elle avait repris des leçons de conduite, mais elle était si myope que cela la terrorisait de se mettre au volant. J'en ai donc bénéficié dès le premier jour. J'ai longtemps eu une 4L, puis mon père me donna sa vieille Simca Chrysler avant que j'acquière une Espace qui m'a duré vingt-cinq ans. À la fin, l'hiver, comme il n'y avait plus de chauffage, on se mettait une couverture sur les genoux comme du temps des premières automobiles. J'ai fini par acheter une Kangoo pour transporter les lapins de Nabaz'mob, trois cantines leur servant de clapiers. Et puis c'était bien pour les longs séjours dans les résidences secondaires de mes compagnes. Je n'ai jamais eu de maison de campagne, je n'aurai plus d'auto.


Pourtant "ça c'est de la bagnole !" La Kangoo ne servait plus qu'à déménager les copains qui me l'empruntaient régulièrement. Dans le quartier, mes voisins ont abandonné la leur les uns après les autres. Je conserve le garage qui permettra à mes hôtes de se garer sans problème lors de leurs visites. Je redeviens un piéton, période lointaine puisqu'à quatorze ans j'avais eu en cadeau une mobylette grise avec laquelle j'allais au lycée. Avant cela, je courais. J'ai toujours couru pour aller à l'école et en revenir. Je ne suis jamais arrivé en retard à un cours et je n'ai jamais séché, du moins jusqu'en mai 68. Je me demande donc ce que je vais devenir...

lundi 13 mai 2024

Pierrick Sorin fait bonne(s) figure(s)


C'est la troisième fois que j'évoque Pierrick Sorin dans ces lignes. Il réfléchit mon goût pour les machines depuis que j'étais petit, à fabriquer des trucs bizarres avec du Meccano ou empiler tout et n'importe quoi, à retourner mes jouets pour en faire autre chose que ce à quoi ils étaient destinés, mes déguisements que mon père appelait chienlit, la prestidigitation qui m'occupa plus tard de longues heures devant le miroir du salon et mon amour du cinéma qui devint l'un de mes métiers. Le premier article s'insérait dans le cadre de l'exposition Des jouets et des hommes au Grand Palais en 2011. Le second est plus récent lors d'un merveilleux concert avec Pierre Bastien intitulé Machins machines au Louvre. De passage à Nantes je ne pouvais rater Faire bonne(s) figure(s) au Musée d'Arts. Cette nouvelle exposition présente une vingtaine d'œuvres, anciennes et nouvelles. Je chausse donc mes yeux d'enfant, d'autant que je suis accompagné de mon petit-fils qui a six ans, pour admirer ses théâtres optiques, ses vidéos aussi humoristiques que critiques, ses installations lumineuses et sonores...


Dès l'entrée nous sommes accueillis par sa nouvelle installation de laveur de carreaux, trois grands écrans derrière lesquels on peut passer, car Pierrick Sorin dévoile souvent les effets spéciaux qu'il utilise, ou du moins il en révèle une partie, car pour la plupart des visiteurs il est probablement difficile de comprendre les animations en surimpression sur décor fixe réalisées par un jeu de reflets sur une plaque de verre inclinée, et c'est tant mieux. La magie opère d'autant qu'elle reste mystérieuse. Mais Pierrick Sorin s'en fiche comme il se moque de lui-même pour renvoyer l'image de nos habitudes au parfum délicatement régressif. Ces effets sont pourtant simples. Il y a du Gondry dans ces mises en scène dont il est l'unique héros, maquillé, déguisé, démultiplié, un mélange de Méliès, Tati et Satie.


Eliott s'émerveille devant les dioramas qu'occupent ses théâtres optiques, le relief d'une lune révélé par des lunettes polaroïd ou le cylindre dans lequel Pierrick Sorin semble dialoguer intimement avec chaque visiteur.


Lorsque dans la Chapelle de l'Oratoire, trouvée après avoir erré dans un labyrinthe de couloirs, il croise par hasard l'artiste, l'effet est saisissant. Pierrick se souvient de mon dernier article. Je lui parle du premier concert de Pierre Bastien où il utilisa une machine musicale construite avec des pièces de Meccano et lui rappelle cette phrase fabuleuse d'une femme assise derrière Cocteau à la première de Parade qu'il avait signé avec Satie et Picasso : "si j'avais su que c'était si bête j'aurais emmené les enfants !". L'installation immersive du Balai mécanique, hommage au Ballet mécanique de Fernand Léger, permet d'apprécier comment les éléments, personnages filmés et lumières colorées, machines musicales et lumineuses, objets et projections, se combinent, chacun faisant œuvre comme le tout. La visite de cette grande rétrospective est indispensable à quiconque a gardé son âme d'enfant. Que les autres aillent mourir !

→ Pierrick Sorin, exposition Faire bonne(s) figure(s), Musée d'Arts de Nantes, jusqu'au 1er septembre 2024

vendredi 10 mai 2024

De Nantes à Copenhague


Je ne suis pas à Copenhague, mais près de Nantes. Après avoir traversé la Loire, qui coule en bas de la maison, grâce au bac qui s'appelle Lola, nous grimpons dans les bois. Lola, celle qui dit v'le l'bateau, v'la l'samedi, v'la des matelots... J'ai terminé l'excellent numéro spécial Jacques Demy édité par Les Cahiers du Cinéma sous la direction de Thierry Jousse, j'y reviendrai certainement... J'admire les fleurs des champs qui sont de toutes les couleurs. Mais pour l'instant, je republie cet article du 16 juillet 2012 qui fait suite à deux autres publiés récemment. La mémoire se travaille comme les autres temps. Il s'agit aussi de réactualiser les liens hypertexte que seuls ce blog original et son miroir sur Mediapart autorisent.

La nuit tombe sur Nørrebrogade comme une toile peinte derrière un décor de carton-pâte. Nous sortons d'un étonnant spectacle de la troupe We Go. Le titre de sa nouvelle création est explicite : Music From Movement. La musique découle directement des gestes des danseurs qui s'y collent tandis que les musiciens bougent comme des fous. La fusion diabolique apporte un humour ravageur aux mondes du concert rock et du ballet qui en prennent pour leur grade. Les rythmes mécaniques et les facéties acrobatiques rappellent un peu la première période de Frank Zappa. L'excitation et le plaisir des interprètes sont communicatifs.


La compagnie We Go, fondée à Copenhague en 2004 par le compositeur Niels Bjerg et la chorégraphe Kirstine Kyhl Andersen, est composée d'une dizaine de protagonistes d'un peu partout en Europe. Une aubaine pour les organisateurs de spectacles désirant renouveler leur programmation ! La photographie des haricots sauteurs est d'Anna van Kooij. J'évite de prendre des photos si cela risque de gêner les acteurs ou les spectateurs. Sur scène ils sont sept en justaucorps rouge avec autant de guitares, plus percussion et petits instruments électroniques portables.


Nous passons toute la journée du lendemain à Louisiana, magnifique musée d'art moderne et contemporain situé à trente minutes au nord de Copenhague. Dans un théâtre de verdure, plusieurs bâtiments à l'architecture astucieuse abritent une collection d'œuvres remarquablement choisies. On entre, on sort, on s'y perd et s'y retrouve. Le panorama offre une vue imprenable sur la mer baltique et la Suède. Les plus grands sculpteurs sont exposés au milieu de la nature, entourés d'oiseaux.
Pink Caviar présente les acquisitions 2009-2011, mais c'est Five Car Stud qui me fait la plus grosse impression. Je suis un fan d'Edward Kienholz depuis 1970, mais cette œuvre déterminante est légèrement postérieure à la rétrospective du CNAC rue Berryer qui me marqua alors si fort. Cet artiste dont il est difficile de voir les œuvres et même de trouver des livres qui lui sont consacrés est pourtant une clef pour comprendre les années 60. J'écrirai probablement bientôt un article sur cette installation montrant un groupe de blancs lynchant un noir éclairés par les phares de cinq voitures, le castrant devant un jeune garçon et une femme restés à l'écart. Le public traînant ses chaussures dans le sable fait figure de témoin passif devant la scène abominable. J'en fais des cauchemars la nuit suivante.

jeudi 9 mai 2024

Le pet de Toulouse-Lautrec


Henri avait vingt ans. Son autoportrait de dos ressemble plutôt à un Norman Rockwell qui naîtra trente ans plus tard. Un instantané sur la toile, le temps de le peindre est plus long. Les impertinences de Toulouse-Lautrec sont légion, mais le peintre réussit tout de même à rendre son tableau olfactif. Il me rappelle aussi les deux cartes à gratter en Odorama de John Waters pour son film Polyester. J'ai dans ma bibliothèque un ouvrage complet sur Joseph Pujol, dit Le pétomane ! L'humour potache me fait rire parfois. C'est particulièrement savoureux lorsqu'il émane d'une célébrité. L'œuvre est l'un des clous de la collection Cligman au Musée d'Art Moderne de Fontevraud.


Et le jeune Henri d'enfoncer le clou du nuage en inscrivant une petite phrase sur la toile blanche. Comment assumer d'être le rejeton du comte Alphonse Charles de Toulouse-Lautrec-Monfa et d'Adèle Zoë Tapié de Céleyran, cousins au second degré ?! Cette consanguinité serait à l'origine de sa pycnodysostose, une maladie génétique des os qui l'empêche de grandir (à moins que ce soit une ostéogenèse imparfaite, allez savoir). Le fiston aime provoquer son monde. Il zézaye dans les salons, se fait photographier nu sur la plage de Trouville-sur-Mer, en enfant de chœur barbu, avec le boa de Jane Avril ou louchant en habit japonais. Il sombrera dans l'alcoolisme, ce qui n'arrange pas sa condition de syphilitique. Tout cela n'empêche pas son génie artistique de se développer, bien au contraire. Il meurt hélas à 36 ans.

mercredi 8 mai 2024

Retour au Château d'Oiron


Comment se fait-ce qu'il y ait si peu de visiteurs au Château d'Oiron dans les Deux-Sèvres ? J'avais découvert ce lieu incroyable l'année de la grande sécheresse. Cet été 1989 le trio Pied de Poule y donnait un concert dans l'une des salles. La plupart des œuvres contemporaines ne furent pourtant installées que quatre ans plus tard sous la direction artistique de Jean-Hubert Martin qui avait révolutionné l'histoire de la muséographie avec l'exposition des Magiciens de la Terre, conjointement au Centre Pompidou et à la Grande Halle de La Villette. En 2016 j'aurai la chance de composer la musique et les paysages sonores des 26 salles de ses Carambolages au Grand Palais ! Mais revenons à Oiron, lieu magique s'il en est. La rencontre merveilleuse de ce château construit à la fin du XVe siècle et d'œuvres contemporaines pérennes, créées spécialement pour s'intégrer au décor époustouflant conçu par la famille Gouffier, sidère par son potentiel à faire rêver. Cette collection Curios & Mirabilia renoue avec l’esprit de curiosité de la Renaissance en s’appuyant sur l’idée des anciennes collections qu’étaient les cabinets de curiosité. Artus Gouffier, le fils de Guillaume qui avait reçu la terre d'Oiron du roi Charles VII, avait été gouverneur de François 1er. Si la devise de leur famille était Hic Terminus Haeret (ici s'arrête le temps), ici justement il ne s'arrête jamais, tel un mille-feuilles quantique où les époques se télescopent. Ma salle préférée est la salle d'armes où Daniel Spoerri raille la puissance militaire du décor disparu au XVIIe siècle en accrochant une dizaine de personnages carapaçonnés dignes du Père Ubu sous le plafond orné de cartouches en papier mâché dorés et peints avec des scènes mythologiques tirées des gravures de Goltzius évoquant les Métamorphoses d'Ovide.


Si vous avez raté Les magiciens de la Terre, le Théâtre du monde à la Maison Rouge, Carambolages ou les autres expositions imaginées par Jean-Hubert Martin, il faut absolument vous rendre à Oiron, à 30 kilomètres au sud de l'Abbaye de Fontevraud. Comme il est écrit dans les guides cela "vaut le voyage". Le vestibule accueille Les écoliers d'Oiron photographiés par Boltanski. Le Salon vert ou salon du soleil abrite 365 brûlures de Charles Ross. La chambre des Mouches musicales est glauque à souhait avec le Concerto pour mouches d'Ilya Kabakov sur une musique de Vladimir Tarasov. Les monstres de Thomas Grünfeld me font penser à ceux de Yórgos Lánthimos dans son dernier film Pauvres Créatures (Poor Things). Dans le couloir des illusions un miroir au sol renvoie les anamorphoses de Felice Varini. Nous y avons passé trois heures tant il y a de salles et d'œuvres. Fontcuberta, Annette Messager, Gavin Bryars, Raoul Marek, Fischli et Weiss, Penone, Anne et Patrick Poirier, Marina Abramovic, Braco Dimitrijevic, Markus Raetz, Piotr Kowalski, Tony Grand et bien d'autres s'y sont donnés à cœur joie. Je livre leurs noms dans le désordre car le plaisir de la visite vient du fait que l'on peut s'y perdre comme dans un labyrinthe, un palais des glaces de fête foraine, sans parler du parc que l'on aperçoit des fenêtres et où l'on peut prendre l'air après tant d'émotions.


Dans la Tour des Ondes les deux demi-sphères de Tom Shannon, Decentre-Acentre, lévitent en apesanteur. C'est le principe des cabinets de curiosité d'associer le plaisir esthétique avec les prouesses scientifiques. J'ai un peu de mal à décrire cette extraordinaire visite tant les surprises s'amoncellent. Heureusement je possède à Paris le somptueux catalogue, aujourd'hui épuisé, dans lequel je vais me replonger à notre retour de Nantes.

mardi 7 mai 2024

Repos bien mérité !


"Repos bien mérité !" se serait écriée Aliénor d'Acquitaine, depuis huit-cent-vingt-ans allongée à côté de son mari Henri II Pantagenêt et de son fils Richard Cœur de Lion dans l'église abbatiale de Fontevraud. Elle avait d'abord été mariée quinze ans à Louis VII, dit le jeune, avant d'épouser celui qui la tiendrait quinze autres années en captivité avant d'être délivrée par son fils chéri pour qui elle réunit la rançon lorsque celui-ci fut capturé par le duc Léopold V de Babenberg et livré à l'empereur Henri VI. Depuis la légende de Robin des Bois on se souvient que son jeune frère Jean-sans-Terre lui avait piqué sa place en son absence. En fait l'exclamation n'est évidemment pas d'Aléonor, mais de ma pomme, heureux de m'être échappé sans peine de la capitale. Comprendre comment on passe de reine de France à reine d'Angleterre demande à ce qu'on se penche sérieusement sur cette histoire. C'est elle qui a voulu que son gisant polychrome lise un bouquin. Sous la voûte somptueuse de l'abbaye de Notre-Dame de Fontevraud, se trouvent à côté d'elle Henri II, Richard et Isabelle d'Acquitaine, la femme de Jean-sans-Terre, allez-y y comprendre quelque chose, d'autant que les historiens s'écharpent pour savoir si elle était ou non infidèle, mécène, etcétéra. En tout cas ce fut une forte femme qui mourut à 82 ans, pas mal pour l'époque...


La visite de l'abbaye royale est extraordinaire, d'une richesse incroyable, tant pour l'architecture que pour les us et coutumes des moniales, sans compter sa transformation en prison par Napoléon, ce qui a certainement préservé l'état de l'ensemble, puisqu'elle ne ferma qu'en 1963. Jean Genet, rien à voir avec les Plantagenêt, interné trois ans dans la Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray lorsqu'il était très jeune, écrivit dans Miracle de la rose : « De toutes les centrales de France, Fontevrault est la plus troublante. C’est elle qui m’a donné la plus forte impression de détresse et de désolation, et je sais que les détenus qui ont connu d’autres prisons ont éprouvé, à l’entendre nommer même, une émotion, une souffrance, comparables aux miennes. » En visitant l'église, le cloître et la cour Saint-Benoît, le dortoir et le réfectoire, j'ai trouvé remarquable l'appareillage pédagogique des grands écrans disséminés un peu partout avec des petits films offrant des réponses claires à toutes les questions que nous nous posons. Idem en ce qui concerne la galerie pénitentiaire et la cour de l'écrou à l'incroyable dôme en écailles.


Ce fut jadis la plus grande communauté de moniales contemplatives d'Europe, pouvant accueillir jusqu'à 700 personnes. L'après-midi nous profitons du mauvais temps pour visiter le Musée d'Art Moderne qui abrite la collection personnelle de Martine et Léon Cligman. Je suis particulièrement séduit par les nombreuses sculptures de Germaine Richier dont ses personnages d'un jeu d'échec géant, celle d'un sumérien en prière ou un auto-portrait de dos du jeune Toulouse-Lautrec sur lequel je reviendrai un de ces jours. Comme chez Gulbenkian à Lisbonne, j'aime la confrontation des époques et des continents propres à ces collectionneurs privés du début du XXe siècle.


Nous avons la chance d'arpenter les lieux la nuit tombée. L'église abbatiale est totalement déserte. Au milieu se tient un personnage en céramique, sa propre tête entre ses mains, portrait d'un jeune homme en Saint Denis par Pascal Convert. Lorsque nous pénétrons dans le cloitre seuls s'y meuvent quelques fantômes, mais ce sont les nôtres dont nous apercevons les ombres de l'autre côté du jardin.

lundi 6 mai 2024

Le nouveau-né de Roberto Negro et de l'Intercontemporain


Dans la famille jazz et musiques improvisées le pianiste Roberto Negro m'apparaît comme l'un des musiciens pouvant un jour devenir compositeur à part entière. Rares sont les Heiner Goebbels ou John Zorn à avoir ressenti le besoin d'étendre leur champ d'investigation vers la contemporanéité, avec un goût prononcé pour la narration et l'architecture musicales. Comme par exemple pour le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang, passé ses qualités d'instrumentiste et d'improvisateur, ses œuvres montrent un regard véritablement personnel sur le monde, une interrogation qui dépasse le temps pour déborder sur l'espace. Voilà maintenant des années que ses disques et concerts m'enthousiasment en me faisant découvrir chacun de ses projets comme un pas vers l'inconnu, avec le risque de déplaire ou de se planter, ce qui représente souvent le gage de l'excellence.
En découvrant Newborn, œuvre réalisée par Roberto Negro avec l'Ensemble Intercontemporain, je n'ai pu m'empêcher de penser à la surprise que causa Professor Bad Trip composée de 1998 à 2000 par Fausto Romitelli pour une dizaine d'instrumentistes et électronique. L'instrumentation est proche, le travail sur les timbres remarquable, les transformations électroniques difficiles à déceler parmi les instruments acoustiques, l'œcuménisme musical évident pour aboutir à une pièce difficile à cerner tant elle recèle de surprises. Le trio que le pianiste-claviériste forme avec le délicat magicien des percussions Michele Rabbia et le contrebassiste inventif Nicolas Crosse s'est donc agrandi avec huit autres musiciens de l'Ensemble Intercontemporain ouverts à l'improvisation ou à partager une aventure fondamentalement expérimentale : Valéria Kafelnikov (harpe, harpe électrique), Emmanuelle Ophèle (flûte), Jérôme Comte (clarinette), Clément Saunier et Lucas Lipari-Mayer (trompette), Éric-Maria Couturier (violoncelle), Samuel Favre (percussions), Félix Roth sur l'album ou Baptiste Germser en concert (cor). Comme j'ai évoqué le souci de Roberto Negro de ne pas travailler seulement le son, ajoutons Caty Olive pour la lumière et la scénographie.


À la réécoute je crois reconnaître l'origine des sons cristallins joués au clavier et les effets de délai stéréophonique sur lesquels s'allonge une belle mélodie de cor. Aussi ronde, la flûte s'en mêle sur l'harmonie des cuivres. Le piano imite un arpégiateur erratique. Les percussions font rentrer tout le monde dans le rang avant qu'un free libertaire s'empare de l'ensemble jusqu'à gagner les archets frénétiques. Au tour de la harpe de calmer le jeu, après la tempête. Rappel du cor en point d'orgue. Pince-moi, c'est déjà la fin de la première des quatre parties. Cette modeste description culinaire suggère l'évidence narrative de la construction orchestrale. Miniature pour deux trompettes dans le haut du spectre. La suite sonne plus électroacoustique. J'imagine l'excitation joyeuse des musiciens à frotter, taper, souffler. On passe en douceur d'une météo à une autre. Flûte et électronique font bon ménage. Comme chez Romitelli, on a l'impression que le compositeur a absorbé l'univers, tous les sons du monde, sans se soucier des styles, pour les aimer ou les avoir aimés, quitte à les superposer, du gamelan aux fanfares méditerranéennes. Charles Ives est de la fête. Si le piano est préparé c'est à l'orchestre, comme des tentacules résonnantes. Enfin, Roberto Negro aime mettre des guillemets aux glissements progressifs du plaisir.

→ Roberto Negro & Ensemble Intercontemporain, Newborn, CD Parco della Musica
→ création à Paris le 26 septembre à l'Ermitage

dimanche 5 mai 2024

Tours


vendredi 3 mai 2024

La théorie des contraintes


The Theory Of Contraints est le nouveau CD du trio TOC dont les initiales reprenaient jusqu'ici la première lettre de leurs trois noms, Ternoy Orins Cruz. Dois-je être encore une fois étonné par l'efficacité de leur rigueur ? Lorsqu'ils jouent sur les mots pour évoquer leur passion compulsive, ils se trouvent joyeusement pris au piège du processus qu'ils se sont fixés pour improviser. Ce nouvel album prouve que leur méthode fonctionne à merveille, et ce depuis quinze ans. Toc n'est pas tic. Je suis presque embêté de trouver chaque fois leur disque drôlement bien. Il faut que je garde de la place pour les autres. Dans mon propos de veille, j'enfile masque et tuba en quête de gros poissons, ou des petits mais alors très colorés, rares surtout. C'est un disque calme, posé, reposant, il flotte tout seul. Je plonge de temps en temps pour regarder ce qu'on voit par dessous. Ce sont les peaux graves ou les petits bouts de bois de Peter Orins, les cordes de la gratte d'Ivann Cruz, les touches feutrées du piano de Jérémie Ternoy, rien d'autre. Un disque acoustique. Faisant jongler les étiquettes, ils avaient revendiqué le post-rock, le jazz-core, le free hypnotic pop punk. Certains écriraient qu'ils émergent là où on ne les attend pas. Simplement inclassables. Leur presque rien qui fait tout swingue tendrement. Je comprends soudain que c'est une plongée de nuit. Les bestioles se rendent à peine compte qu'on les écoute avec les yeux. Ils fournissent les lampes torches. Je me laisse flotter entre deux eaux en faisant bien attention de ne pas remonter sans y penser. Amniotique.

→ Ternoy Cruz Orins, The Theory Of Contraints, CD Circum-Disc, dist. Les Allumés du Jazz / Bandcamp / Atypeek, sortie le 31 mai 2024

jeudi 2 mai 2024

Eustache définitif


J'ai beaucoup de mal à évoquer les coffrets édités par Carlotta, car je me vois mal le faire avant d'avoir tout regardé. Or cela prend évidemment un temps considérable tant ils sont remplis à craquer. Craquer, il y a de quoi, lorsqu'il s'agit de l'intégrale de Jean Eustache dont le chef d'œuvre, La maman et la putain, était resté longtemps inaccessible. Alors plutôt que les fictions et documentaires que j'aurai tout le temps de revoir dans leurs versions somptueusement restaurées, j'ai dévoré les innombrables bonus que recèle le coffret, en 6 Blu-Ray ou 7 DVD, plus un livre de 160 pages bourré d'entretiens, d'articles, d'analyses et de projets. On rentrera dans l'intimité de ce cinéaste dont la sincérité fut jusqu'au boutiste, jusqu'à ce coup de pistolet dans le cœur qu'il se tira le 5 novembre 1981. J'étais trop jeune lorsque Jean-André Fieschi me le présenta. J'avais du mal à capter son regard, plus attiré par les bouteilles qui passaient à proximité. JAF apparaît dans La soirée, son premier film, muet et inachevé, tandis qu'Eustache avait monté L'accompagnement, son premier film à lui écrit en collaboration avec Claude Ollier et Maurice Roche. Les films d'Eustache sont des exemples exceptionnels d'une autobiographie projetée sur l'écran comme au travers du prisme de la poésie du réel. Plus tard je croisai Jean-Pierre Léaud ou Françoise Lebrun, toujours par le biais de Jean-André. J'ignorais que le texte de La maman et la putain était dicté à la virgule près. Ce va-et-vient entre l'écrit et l'instantané m'a toujours fasciné, comme chez Cassavetes, et probablement influencé dans mes improvisations préparées. J'ai du mal aussi à revoir tous ces chers disparus côtoyés dans une autre vie, Labarthe, Douchet, Lonsdale... La mémoire reconstruit le passé, le fige, comme le cinéma nous aide à envisager le présent...
Il faudra que j'aborde d'autres coffrets récents publiés encore par Carlotta, comme ceux consacrés à Satyajit Ray (La trilogie d'Apu), Wim Wenders (La trilogie de la route), Béla Tarr, Shinya Tsukamoto ou Lino Brocka...

→ Jean Eustache, coffret Carlotta en Blu-Ray ou DVD, 80€

mercredi 1 mai 2024

L'orchestre des uns les autres


À la fin du film Mix-Up ou Méli-Mélo de Françoise Romand, je me souviens que nous nous étions demandés comment traduire "we all belong one another" pour les sous-titres et que nous avions opté pour un truc du genre "nous nous appartenons tous les uns les autres". Ainsi ai-je traduit le One Another Orchestra par L'orchestre des uns les autres, dénomination que les protagonistes ont choisi pour revendiquer l'absence de chef et la solidarité du groupe. Rien d'étonnant à trouver ce recueil de chants et musiques résistantes sur le label nato, producteur des disques collectifs Buenaventura Durruti, Chroniques de résistance, de la trilogie sur les Indiens d'Amérique ou De l'origine du monde de Tony Hymas. Le pianiste anglais signe ici trois des titres, mais on découvrira aussi des pièces de Beb Guérin, Jacques Thollot, Michel Portal, Lol Coxhill, Nina Simone, Jef Lee Johnson, Sidney Bechet et François Corneloup... L'ensemble me rappelle les beaux arrangements de Carla Bley, les fanfares de la Nouvelle-Orléans ou les clins d'œil carabéens d'Eric Dolphy. C'est que le sextet est également composé de la clarinettiste Catherine Delaunay, des saxophonistes Nathan Hanson et François Corneloup, de la contrebassiste Hélène Labarrière et du batteur Davu Seru, tous et toutes chouchoux du label. Sur la Romance de la Guardia Civil española la rappeuse Billie Brelok a les accents de Violeta Ferrer qui avait l'habitude d'y déclamer les poèmes de Federico Garcia Lorca. Ajoutez les talents d'ingénieur du son de Jacky Molard et les illustrations de Nathalie Ferlut et vous obtenez un des plus beaux disques de ce printemps. La musique est festive. On sent le plaisir d'être ensemble. La musique est légère. On sent le poids de la passion. La musique est grave. On sent le lyrisme de la résistance. La musique est juste de la musique. On sent la chaleur qu'on a en soi et que l'hiver politique avait laissé refroidir.

→ One Another Orchestra, CD nato, dist. L'Autre Distribution, 15€, sortie le 24 mai 2024 (mais le 1er mai est forcément un bon jour pour l'évoquer)

mardi 30 avril 2024

Christiania à vélo


2e article sur Copenhague, d'abord parce que c'est une ville modèle pour les cyclistes (alors que mon vélo est en attente de pièces pour réparation), ensuite parce que nous avons besoin d'utopies telles Christiania (et que je prépare de nouveaux voyages, sans oublier d'inventer sans cesse de nouvelles utopies)...

Formidable initiative et beau cadeau de Claus qui [avait] acheté [ce 11 juillet 2012] un vieux vélo pour les amis. Nous visitons Copenhague de la plus agréable manière. On raconte que c'est la ville du monde la mieux adaptée à la bicyclette. Il y en a partout. Les quartiers sont étonnamment silencieux. Peu d'automobiles. Les avenues sont larges, bordées de hauts immeubles anciens. Il existe quantité de deux, trois ou quatre roues à pédales. Nombreux sont équipés d'une petite poussette pour transporter deux enfants, les courses ou une contrebasse ! Pendant le festival de jazz, des concerts fleurissent comme s'il en pleuvait, dehors, dedans. Nous sommes délicatement arrosés par leurs gouttes ici et là.


"Christiania (Fristaden Christiania) est un quartier de Copenhague au Danemark, autoproclamé « ville libre de Christiania », fonctionnant comme une communauté intentionnelle autogérée, fondée en septembre 1971 sur le terrain de la caserne de Bådmandsstræde par un groupe de squatters, de chômeurs et de hippies. Le quartier est une rare expérience historique libertaire toujours en activité en Europe du Nord..." (intéressant article sur Wikipédia et évidemment sur le site officiel de la communauté). La population est très mélangée, habitants et touristes, jeunes bobos et vieux hippies, énergumènes laissés libres de faire ce qu'il leur plaît, vendeurs de hasch et d'herbe étalant leurs produits comme des épiciers... C'est encore plus cool qu'aux Pays-Bas et la qualité est la même, attention danger, c'est très fort ! L'atmosphère est détendue, mais la situation est paradoxale. Ceux qui ont voulu vivre en marge se sont retrouvés un des principaux centres touristiques du pays, les rixes ne sont pas rares entre dealers sur Pusher Street, les touristes mitraillent de leurs yeux les habitations soigneusement rénovées et entretenues, le commerce y semble prépondérant. Est-il possible de créer un nouveau monde sans y projeter l'ancien et recommencer les mêmes absurdités ? Seul le virtuel telle l'expression artistique échappe à cette fatalité, car ces mondes libertaires s'inscrivent toujours comme des îlots de résistance au milieu d'une galaxie humaine autrement plus puissante dans ses us et coutumes. Un monde plus juste ne peut exister en marge, c'est le monde lui-même qu'il faudrait pouvoir changer pour transformer les relations entre les hommes et les femmes. Il n'empêche que l'expérience de Christiania est passionnante et nous promener parmi les collectifs autogérés, les maisons inventives, les sourires partagés, est un plaisir renouvelé. À la sortie on peut lire : "Vous entrez dans la Communauté Européenne" !

lundi 29 avril 2024

Aki Takase Japanic ou Laughing Bastards, deux moods du jazz


Le jazz ou le free jazz n'en finissent pas de se transformer, voire de renaître s'il a tendance à s'endormir sur ses lauriers swing ou libertaires. L'écriture préalable et l'instantanée se font des courbettes. L'actualité s'appuie sur les leçons du passé. Dans le nouveau disque de Japanic, le groupe mené par la pianiste Aki Takase, l'énergie tient le cap. Ce n'est pas pour rien que l'album s'intitule Forte. On y retrouve le saxophoniste Daniel Erdmann, au ténor et au soprano, carrément abonné au label hongrois BMC, qui tient une fois de plus ses promesses. La contrebasse est entre les mains de Carlos Bica, la batterie dans celles de Dag Magnus Narvesen. Le platiniste Vincent von Schlippenbach confère une originalité particulière à l'ensemble lorsqu'il scratche des voix, de vieilles cires ou jongle avec les timbres. Son papa (et compagnon d'Aki Takase), le célèbre pianiste de free jazz Alexander von Schlippenbach, et le tromboniste Nils Wogram viennent en renfort ici ou là. En finale nous avons droit à un duo piano-trombone sur I'm confessin' de Chris Smith popularisé par Fats Waller, manière de rendre hommage à tous ceux qui les ont précédés et sans qui il n'y aurait pas de renouveau.


Le renouveau du jazz passe aussi par ses hybridations avec d'autres musiques, souvent venues d'autres continents. Ce choix permet aux Laughing Bastards de mener la danse, d'Ethiopie en Jamaïque en faisant un crochet par les pays slaves. Ces emprunts sont autant de séduisants Fetish qui donnent son nom à l'album. Michel Mast au saxophone ténor, Jan-Sebastiaan Degeyter passant des guitares au banjo ou à l'omnichord, Eline Duerinck au violoncelle, Cyrille Obermüller à la contrebasse, Marcos Della Rocha à la batterie et aux percussions sautent d'un pied sur l'autre en glissant sur la piste comme des pros de la valse. Ces Belges de Gand ont la tendresse en ligne de mire. Si les couleurs sont caméristes, leurs mélodies font pop.

Donc deux manières d'envisager le jazz, dans la force ou la retenue, un temps pour tout, mais toujours entre tradition et modernité :
→ Aki Takase, Forte, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Laughing Bastards, Fetish, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

vendredi 26 avril 2024

Explosion de selle au cours des courses


Les piétons autour ont eu autant d'émotions que moi lorsque la selle de mon Moustache a littéralement explosé sous mes fesses. Heureusement j'allais lentement et j'ai évité de peu l'empalement. Après avoir ramassé les pièces je suis rentré debout sur les pédales, ce qui n'est pas si facile sur un vélo électrique qui pèse un âne mort. Autre coup de chance, je n'étais pas loin de chez moi. J'entretiens pourtant bien l'engin. Ont récemment été installées sur le guidon deux sonnettes relativement sonores une acoustique et l'autre, électrique, cette dernière pouvant être salutaire, par exemple, lorsqu'un camion recule sans regarder qui est derrière !
Comme chaque semaine j'étais allé chercher mon pain à La Gambette dans le 20ème. Je fais trancher différentes sortes de miches et les congèle en alternant une tranche de chaque pour ne pas qu'elles collent entre elles et pour varier les plaisirs. Il est préférable de dégeler d'excellents pains plutôt que de s'accommoder de pain frais quelconque. En plus de leurs classiques "pain préféré" et pain aux graines, Jean-Paul Mathon propose un pain particulier chaque jour de la semaine (fermé le week-end !) et quelques merveilles à base de thé vert ou de haricots azuki probablement inspirées de deux années passées en Asie (pour avoir épousé une Taïwanaise).
Puisque j'étais de sortie j'avais pédalé jusque chez Les jumeaux aux Lilas qui proposent de temps en temps des viandes hors du commun. J'avais enchaîné avec un magasin bio pour mes pains de fleurs aux châtaignes (j'essaie de maigrir, La Gambette c'est surtout pour mes invités) et mon lait de riz au thé vert matcha & sencha dont je ne peux me passer.
De retour, j'ai pris rendez-vous avec un réparateur de Cyclofix qui passera dans la matinée (P.S.: sauf que je me suis trompé de semaine quand j'ai pris le rendez-vous !). Dans la passé c'était un vrai problème lorsqu'il fallait porter le vélo à l'autre bout de Paris...

jeudi 25 avril 2024

Copenhague, de l'autre côté du pont...


Copenhague 1972. [C'était quarante ans avant cet article datant du 10 juillet 2012, donc il y a déjà 52 ans.] Pour rejoindre Michaëla dont la grand-mère habitait Öland j'avais pris le train jusqu'ici et embarqué pour Malmö. La construction du pont de l'Øresund reliant les deux pays est récente. Le seul pont de la traversée était celui du navire sur lequel j'avais partagé un joint corsé avec des hippies qui m'avaient invité à dormir chez eux. Chez eux, de l'autre côté du pont, là où les fantômes vinrent à ma rencontre. Mélangerais-je ici le pont de Murnau et le bac de Dreyer ? Quoi qu'il en soit et qu'il en fut je passai le dernier à la douane. Les deux préposés avaient probablement remarqué mon abondante chevelure tombant sur ma tunique bleue et verte, et mon air hagard. La valise ouverte, ils flashèrent sur ma collection de flûtes que je rangeais dans le même tiroir de mon bureau que mes sachets d'encens indien. Reniflant les parfums de l'Orient ils eurent un soupçon. Et si j'y cachais quelque produit prohibé ?! Comme ils ne voyaient rien en y glissant un œil, germa sous leurs casquettes une idée de génie. Je ne parlais pas un mot de suédois (si ce n'est "jag älskar dig"), mais je suivais parfaitement leur association d'idées. Imaginez-moi, seul, complètement défoncé, dans cet immense hangar à minuit passé, regardant deux douaniers en uniformes souffler dans mes flûtes pour s'assurer que je n'y avais rien planqué. Ce duo improvisé et surréaliste fait partie de mes grands souvenirs musicaux. Relâché une demi-heure plus tard faute de preuves, je ne retrouvai pas les passagers qui m'avaient offert joint et hospitalité, mais qui avaient filé fissa. Dehors pas un chat. Malmö ressemblait à une ville fantôme. Du Delvaux. Je résolus de dormir sur les marches de la gare de chemin de fer. Le matin je fus réveillé tôt par des mouettes qui m'inspectaient sauvagement en volant tout près de moi.
Quarante ans après, j'aperçois la Suède du hublot.

Le nouveau métro nous amène à Nørrenport où Birgitte nous attend pour nous accompagner chez elle et Claus. Je suis très heureux de retrouver Birgitte Lyregaard que je n'ai pas vue depuis le concert de notre trio El Strøm. Ce même jour, Sacha Gattino, le troisième larron, est sur la route de Rennes où il emménage.


Nous nous reposons enfin dans la tour de la copropriété où nos amis ont élu domicile. La grande maison de briques rouges a plus d'un siècle. Les escaliers étroits forment parfois labyrinthe lorsqu'il faut rejoindre les toilettes à mi-étage, et la salle de douche, collective à l'immeuble, est quatre étages plus bas. Les formes épurées et blanches de l'appartement cèdent alors la place à des couloirs gris et mystérieux où nous craignons de croiser les fantômes évoqués plus haut...