Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais dire de Constantin Brâncuși qui n'ait été mieux écrit par d'autres. Si, peut-être... Qu'il est indispensable d'aller voir des expositions, comme on lit des livres, qu'on regarde des films, qu'on écoute de la musique ou que l'on va se promener le nez au vent. C'est le premier conseil que je livrai à mes étudiants en cinéma de l'Idhec lorsque je pris la direction des études de la première année en 1979 ! Et l'exposition Brâncuși au Centre Pompidou mérite qu'on y aille parce que ses sculptures sont incroyablement modernes, dans leur sobriété d'une profondeur bouleversante. Dans le passé j'ai visité plusieurs fois son atelier remonté par Renzo Piano dans une bâtisse devant Beaubourg. Or il n'y avait jamais personne. Aujourd'hui il y a foule au sixième étage et il est nécessaire de réserver son créneau horaire. Une des salles de son atelier y est exposée. Devrais-je dire reproduite ou, mieux, réinstallée, car à la fin de sa vie l'artiste avait cessé de sculpter pour ne plus fabriquer que des mises en espace de ses œuvres et de ses outils. S'il vendait une pièce il la remplaçait par un moulage en plâtre ou il réagençait l'ensemble.


Il est magnifique d'admirer ses Oiseaux dans l'espace (1927-1934) devant le paysage merveilleux de la capitale. Les vues sur Paris sont parmi les plus belles du monde. Il n'y a que le troisième étage de la Tour Eiffel qui rivalise à mes yeux ! La fermeture annoncée du Centre pour rénovation de 2025 à 2030 donne le vertige.


La scénographie de Pascal Rodriguez, en lien avec la commissaire Ariane Coulondre, offre ici et là des points de vue avec des trouées me rappelant les avant-plans de Max Ophüls par exemple. La comparaison peut sembler osée, mais j'aime découvrir des perspectives dans les expositions. J'ai besoin de ces lignes de fuite pour ne pas me sentir étouffé, d'autant que j'en ressors toujours lessivé, comme si l'observation intense des œuvres d'art avait aspiré toute mon énergie. Mes yeux me brûlent. J'ai mal au dos. J'aimerais juste m'allonger devant une toile...


Brâncuși inspirera tous les sculpteurs du XXe siècle, qu'ils aillent vers ce dépouillement extrême des formes ou qu'ils s'y opposent. Il pose le socle comme faisant partie explicite de chaque œuvre. Il place même sa Léda en bronze poli sur un disque en maillechort qui tourne sur lui-même, offrant des formes changeantes selon les angles de vue. Si le volume est forcément souligné, il manque fondamentalement le toucher aux sculptures exposées dans les musées. On comprend facilement que c'est impossible, mais on peut néanmoins le regretter, car l'expérience ne peut être complète sans cela. La découverte d'une sculpture ne serait-elle pas formidable pour les aveugles ?


Brâncuși ne voulait pas abîmer la beauté puissante de ses portraits en leur adjoignant des oreilles ou en les perçant de trous pour les yeux !


L'artiste n'est pas seulement inspiré par l'Asie ou les arts primitifs lorsqu'il sculpte sa Danaïde. On peut y déceler l'influence de la mode des années 20...


En admirant les phoques deux idiots évoquaient l'homosexualité cachée de Brâncuși. Ils faisaient simplement la même erreur que nous fîmes avec Bernard Mollerat en appelant notre film La nuit du phoque. Dans l'expression "pédé comme un foc", il s'agit de la voile triangulaire à l'avant d'un bateau qui prend le vent par derrière. Cela n'empêcha pas Brâncuși d'avoir des compagnes. La vie intime des artistes en dit parfois long lorsqu'il s'agit d'analyser leur œuvre... Ses visages aux formes pures, le Torse de jeune homme, le phallus dressé intitulé Princesse X, qui fit scandale et fut refusé au Salon des Indépendants de 1920, sont-ils vraiment ambigus ?


Ce ne sont que quelques réflexions à brûle-pourpoint. J'aurais pu raconter qu'à 28 ans il traversa l'Europe à pied de sa Roumanie natale jusqu'à Paris, évoquer son bref passage chez Rodin en 1907, son atelier impasse Ronsin à Montparnasse, son procès gagné contre les États Unis qui voulaient taxer ses œuvres comme si c'était des objets industriels, sa technique de la taille directe et du poli, son goût pour le blanc immaculé, ses photographies et ses films où en fait il pose au milieu de son univers, son désir de produire finalement des sculptures monumentales comme La colonne sans fin en fonte mesurant vingt-neuf mètres de haut, son legs à l'État français à condition que son atelier soit reconstitué, mais on peut lire tout cela partout.

Exposition Brâncuși "L'art ne fait que commencer", Centre Pompidou, jusqu'au 1er juillet 2024