Établissement d'un ciel d'alternance (cd GRRR 2026)

Michel Houellebecq écrit que c'est sa seule collaboration réussie avec un musicien. Jean-Jacques Birgé suggère qu'on se laisse porter par le "poème symphonique" comme en état d'apesanteur. Créé pour le 10ème anniversaire des Inrockuptibles à la Fondation Cartier, "Établissement d'un ciel d'alternance" a été enregistré en une seule prise par les auteurs. Le bonus instrumental de Birgé et Vitet (Un Drame Musical Instantané) insiste sur le côté sombre du texte et sur l'aspect "musique de film" de l'album. Très classe, grand format pour un boîtier et un livret aux couleurs glauques, texte de Michel Houellebecq inclus.

D'abord le texte promotionnel envoyé au distributeur, Orkhêstra International, qui s'occupe de nombreux labels indépendants (mais la majorité de son chiffre d'affaires provient du label américain Tzadik dirigé par John Zorn).
Ensuite, la petite histoire (elle figure dans le billet du 27 novembre 2006).
Voilà, je suis très fier de sortir cet album. Comme presque tous mes disques et ceux du Drame, il a été enregistré chez moi, au Studio GRRR, situé alors en face du Père Lachaise. C'était il y a dix ans. Établissement d'un ciel d'alternance est le fruit d'une seule prise, sans coupure et sans mixage postérieur. Le mastering réalisé par Isabelle Davy (Circé) a seulement rééquilibré certaines fréquences, un travail de prestidigitatrice. J'aime l'état d'urgence que produit le direct. C'est la première prise, nous étions le 4 novembre 1996. Il existe une seconde prise datant de deux jours plus tard, plus longue, plus riche instrumentalement, mais l'émotion n'y est pas aussi forte, la voix pas aussi juste ni posée. J'ai longtemps pensé éditer les deux prises. Leur comparaison est passionnante, mais Michel a tout de suite affirmé sa préférence pour la première. Il avait raison.

J'ai choisi de compléter l'album avec une pièce composée avec Bernard Vitet (son Cours du Temps est en ligne sur le blog des Allumés depuis peu). C'est encore une longue histoire. Nous avions écrit à deux la musique du long métrage d'Ademir Kenovic, Le cercle parfait, à sa demande. Il désirait un orchestre symphonique et deux chœurs, un chœur d'hommes et un chœur d'enfants, plus un groupe de rock ! Après trois mois d'écriture intensive, nous lui avions envoyé une heure de musique à Sarajevo. Ademir, enchanté, s'en est servi pour le tournage. Et puis, changement de producteur, changement d'équipe, on jette tout le monde et on en prend de nouveaux. Junk work. Comme je n'avais aucune nouvelle, j'avais envoyé une note à celui qui avait coutume de m'appeler son "kid brother" : When you have such friends, you don't need any ennemies (quand on a de tels amis, pas besoin d'ennemis). Point. Cela m'avait tout de même permis de régler mon attachement pathologique avec l'ancienne ville assiégée.
Six ans plus tard, en 2002, je reprends la partie d'orchestre de l'adagio écrite par Bernard pour l'intégrer à un nouveau morceau, cette fois pour accompagner un montage photographique sur Tchernobyl réalisé par Olivier Koechlin sur des images de Guillaume Herbaut à l'occasion des Soirées des Rencontres d'Arles de la Photographie dont j'étais directeur musical. Ça se passe mal avec le photographe qui trouve que l'émotion produite par la musique est trop forte, qu'elle écrase son travail. Paranoïa récurrente chez les gens d'images. Il préfère un sirop techno variétoche illustratif à la dialectique. Dommage. J'avais, encore cette fois, tout enregistré en direct, pour conserver cette vitalité, propre au geste instrumental, qui se perd trop souvent lorsqu'on utilise des machines. Je diffuse l'enregistrement des cordes (virtuelles) pendant que je joue d'instruments électroniques en temps réel. J'ai l'impression d'être une pieuvre tant j'ai de bras. Je me sers d'un AirFX et d'un AirSynth (Alesis), de mon VFX (Ensoniq) utilisé essentiellement sur Établissement... avec ma voix dans le H3000, de l'XT (MicroWave), du JV (Roland)... L'orchestre réfléchit les habitants condamnés par les radiations dans leurs intérieurs vétustes, d'un autre âge, tandis que l'armée d'instruments électroniques représente aussi bien la radioactivité que l'arsenal déployé autour de la centrale nucléaire après l'accident. Tous ces gens sont sacrifiés. Je mixe en direct avec tous les doigts en même temps que je joue. La partition musicale refusée encore cette fois (heureusement ce n'est pas courant, et cela explique probablement mon choix de l'éditer ici !) réapparaît donc enfin aux côtés du texte de Houellebecq, parce que je sens quelque chose de commun entre son poème, le siège de Sarajevo et la catastrophe nucléaire. Cela me fait plaisir que Bernard soit présent sur ce nouvel album, le premier que j'enregistre en étant le seul musicien. Il a composé pour l'orchestre, j'ai réalisé tout le reste. Nous avions besoin d'un instrumental, impossible à glisser parmi les trois index qui structurent Établissement d'un ciel d'alternance. J'ai ajouté Tchernobyl à la fin, comme pour le générique de fin d'un long métrage.

Il y a quelque chose de proprement cinématographique dans le duo avec Michel. Sa voix chaude et impassible nous envoûte. Je m'allonge et me laisse flotter au milieu des échangeurs, sur ces autoroutes nocturnes fortement imagées.
J'ai demandé à Étienne Auger de fabriquer un objet de luxe, quelque chose que l'on ait envie de tenir entre ses mains, de posséder. C'est ma façon de lutter contre le piratage : créer du désir. Détestant le petit format des cd, j'ai choisi que cela ressemble à un livre (en fait c'est le format des dvd), avec un beau livret où figure le texte de Michel Houellebecq, agréable à suivre en même temps qu'on l'écoute. Michel voulait faire des photos d'autoroutes la nuit, mais il n'a pas trouvé les conditions adéquates et c'est Étienne qui s'y est collé, avec des images prises lors de son dernier voyage au Japon. Comme d'habitude, je désirais une pochette qui se voit de loin, qui sorte de l'ordinaire. Entre le grand format allongé et cette image renversée, aux couleurs sombres (une autre suggestion de Michel quand il a regardé les précédents albums dessinés par Étienne, Machiavel et la réédition de Trop d'adrénaline nuit), voire glauques (quand je dis glauque tout le monde comprend vert, c'est bien), je suis servi ! À l'intérieur, Étienne a joué sur le minimalisme zen de la musique (si si !), avec une goutte graphique qui insiste sur l'instantanéité et le rayonnement. J'ai un faible pour son collage de l'index 4, une vue de Tchernobyl avec les timbres philatéliques édités par les Russes pour commémorer la catastrophe. Le livret contient un texte de présentation manuscrit de Michel et une autre page que j'ai écrite. Michel raconte l'anecdote des perruches...
Cinématographique, minimal, résolument moderne pour le son ; renversé, glauque, nocturne pour l'image ; c'est un bon résumé.