70 Humeurs & opinions - avril 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 18 avril 2024

D'une actualité brûlante


Regarder le film de Pauline Horowitz, Récit de l'enfer d'Auschwitz - "Maus" d'Art Spiegelman (actuellement sur Arte.tv), a suscité plusieurs réactions de ma part. La première fut d'ouvrir l'iBook blanc rangé sur une étagère et de constater avec soulagement que je pourrai toujours regarder mes centaines de CD-Roms collectés à la fin du siècle dernier dont celui consacré à ce chef d'œuvre, roman graphique qui permit à la bande dessinée de passer à l'âge adulte, seule bédé à avoir reçu le Prix Pulitzer, la seule que je réussis à faire lire à ma mère. L'émulateur d'OS9 fonctionne parfaitement sur mon vieil ordi portable. Depuis 1987 j'acquiers scrupuleusement tout ce que Art Spiegelman publie. La seconde fut l'irrésistible besoin de rappeler comment j'appris l'histoire du génocide lorsque j'eus cinq ans et les conséquences psychiques que cette révélation eut sur moi, découvertes qui ne cessent d'éclairer mes choix de vie jusqu'à aujourd'hui. Que j'ai longtemps préféré le bain à la douche en est une amusante : il ne pourrait pas en sortir du gaz au lieu de l'eau. D'autres sont plus dramatiques ou complexes. Pendant la projection de La zone d'intérêt je ne pouvais m'empêcher de penser que mon grand-père était de l'autre côté du mur. Le sentiment d'injustice m'a longtemps empêché de grandir. Je n'avais que cinq ans, c'était la guerre d'indépendance en Algérie et je ne pourrais plus faire autrement que de me situer toujours du côté des opprimés. À onze ans je pris par exemple ma carte de Citoyen du Monde et, malgré les événements de mai auxquels je participais, je devins plutôt Peace & Love ! Je me retrouverai ainsi à faire des films en Algérie et en Afrique du Sud en 1993 et à Sarajevo pendant le siège, expérience dont j'eus du mal à me remettre. J'ai eu envie de raconter cela à la lumière du massacre à l'œuvre en Palestine. Je me sens moins seul qu'il y a quelques années et c'est avec soulagement que j'écoute les cinéastes Eyal Sivan et Simone Bitton ou mes ami/e/s les plus proches. Or ce texte je l'ai déjà écrit. Une petite recherche sur mon blog m'a permis de le retrouver. Il date du 14 juillet 2006. J'aurais pu l'écrire aujourd'hui. Se taire m'apparaît criminel. Qu'il est difficile d'être un homme !

Autodestruction


J'ai commencé par demander pourquoi je n'avais pas de grand-père. Il avait été déporté à Auschwitz et gazé à Buchenwald. Mon père avait sauté du train qui l'emportait en Allemagne. J'ai essayé de comprendre pourquoi les Juifs avaient toujours été persécutés. Mes parents me répondaient que les gens étaient jaloux de notre réussite. Nous étions des marchands, des banquiers, des artistes, des savants, nous avions su lire avant tous, survivant à tous les pogromes, traversant les siècles sans jamais être du côté du manche. Nous avions préféré fuir l'horreur et l'intolérance en nous battant avec la seule ressource de notre intelligence. Voilà comment naît le complexe de supériorité. Je n'avais pas d'autre choix que de me retrouver premier de la classe, presque une tradition, quoi qu'il m'en coûtasse. Nous n'étions pas très sportifs, la compétition ne pouvait s'exprimer que sous l'angle de l'esprit. Aucune icône, mais des exemples, Christ, Marx, Freud, Einstein, Schönberg, où que je me tourne l'écho de leur voix résonnait en moi. Séduisante paranoïa ! Une réponse à l'angoisse du "pourquoi moi ?". Mes parents avaient beau affirmer que ma circoncision n'était qu'hygiénique, comme les Américains et les Africains, je n'aurais pas supporté d'avoir un fils qui ne le soit pas, qui ne me ressemble pas. Où l'histoire va-t-elle se nicher ? Habillé, rien ne se voit. Pourquoi moi ? Ma non-violence, "Peace and Love", ma "citoyenneté du monde" découlèrent logiquement de cette conscience inculquée par des siècles de questions sans réponses.
La fierté d'appartenir à ce peuple géographiquement informe, à cette communauté que nous ne fréquentions pourtant pas plus que la famille, allait se transformer en la plus grande honte, celle de ressembler à tous les hommes, de partager enfin les mêmes valeurs que le reste de l'humanité : intolérance, colonialisme, et la brutalité la plus vulgaire. Comment est-il possible qu'un peuple dont une partie a vécu l'holocauste sombre dans la barbarie et le crime organisé ? Quelles sont ses motivations profondes ? Je reste interdit devant tant de stupidité et d'horreur. Ma culture n'en finit pas de mourir. Je ne pourrai jamais transmettre à ma fille ce qui m'avait rendu si fier d'être un être humain. Élevé dans la laïcité, sans religion, voire dans un anticléricalisme œcuménique, ayant plus tard mûri dans l'athéisme, je n'ai jamais tant revendiqué mes origines juives que depuis la guerre des six jours et tout ce que la paranoïa israélienne suscita d'exactions. Comment vivre dans un pays où l'état et la religion ne sont pas séparés ? Qu'il était agréable d'être français ! Les Juifs israéliens sont tous responsables, toute la diaspora porte une lourde responsabilité dans ce qu'il adviendra du Moyen Orient.
Certains diront qu'ils ne savaient pas. Qu'ils ne savaient pas comment vivaient les Palestiniens, qu'ils ignoraient tout des sévices, des brimades quotidiennes et des privations que ce peuple endure depuis des décennies. Mais tout aura été dit. Les pays arabes ne veulent pas d'eux, sinon le problème serait réglé depuis longtemps. Septembre noir fut l'œuvre des Jordaniens, il est important de se souvenir. Les Arabes parlent des Palestiniens comme j'ai toujours entendu évoquer les Juifs. Ils ont contre eux les mêmes griefs. Ce sont les Juifs arabes. Nous partageons l'antisémitisme avec eux. Au lieu de se solidariser, le gouvernement israélien n'a eu de cesse de les persécuter, au nom du terrorisme. Mais comment appelait-on les résistants qui luttaient contre l'occupation allemande, me rappela un jour l'ancien ministre des Affaires Extérieures, Claude Cheysson ? Des terroristes ! Avoir trente ans aujourd'hui en Palestine, c'est n'avoir jamais connu autre chose que l'occupation. Sartre, dans On a raison de se révolter, rappelait que le terrorisme n'était que le fruit du désespoir. Comment a-t-on pu cautionner ces persécutions quotidiennes ? Comment les Juifs peuvent-ils accepter de reproduire ce qu'ils ont subi. Israël n'est pas Auschwitz, mais jusqu'où ses dirigeants sont-ils prêts à aller ? La paranoïa a toujours créé les pires actes de barbarie. Les Serbes disaient qu'on voulait les exterminer. Voyez les Tutsis et les Hutus. Anéantissons les autres avant qu'ils ne nous tuent, frappons les premiers, le schéma est toujours le même. On apprend souvent que le violeur d'enfants a lui-même été abusé lorsqu'il était petit. Les Juifs ont même reconstruit chez eux le mur du ghetto de Varsovie, le mur de la honte.
Il faut que du monde entier s'élèvent les voix de ceux qu'on ne pourra pas taxer d'antisémitisme pour dénoncer les actes absurdes et suicidaires d'Israël. Il faut que la diaspora, en particulier celle qui alimente l'économie désastreuse de ce pays, comprenne qu'il n'y a pas d'issue dans les armes, que si elle devenait finale, la réponse détruirait le pays d'abord, toute une culture ensuite. Il ne suffit pas aux États Uniens de continuer leur politique impérialiste, ils sont les plus grands complices de l'horreur qui se perpétue en Israël comme en Irak, en Afghanistan et dans bien d'autres pays. Quelle sont les motivations des uns et des autres ? Est-ce la peur de la démographie inégale entre Arabes et Juifs qui, dans une supposée démocratie, donnerait le pouvoir aux Palestiniens ? Est-ce la nécessité des USA d'avoir le maximum de bases au Moyen Orient ? Est-ce une manière de faire indirectement la guerre à l'Iran ? Qui cédera un bout de territoire, légalement reconnu en 1948 (mais rejeté par la Ligue Arabe, il faudra revenir sur la responsabilité des uns et des autres) pour créer enfin un état palestinien ? Qui donc a intérêt à ce que la guerre continue éternellement ? Quel rapport avec le prix du baril de pétrole ? À qui profite le crime ? Certainement à aucun des peuples qui vivent sur une terre qu'ils ont le culot de considérer comme sainte. Il faut que s'élèvent les voix de la morale, de tous côtés. L'ONU s'est partout montrée impuissante. Les enjeux économiques ne concernent pas les populations locales. Les manipulations dont ils sont les victimes les détruit. Réveillez-vous, camarades, ne vous laissez pas entraîner dans cette troisième guerre mondiale commencée il y a soixante ans. N'acceptons pas l'horreur ni l'arrogance des puissants ! Il n'y a pas de fatalité. Nous sommes tous responsables.

mercredi 17 avril 2024

To be or not to be


C'est génial ou c'est nul. Je ne fais pas dans la demi-mesure. C'est froid ou c'est chaud. La tiédeur m'est étrangère. C'est oui ou c'est non. Dans Tristana de Buñuel, Catherine Deneuve hésite un instant entre deux pois chiches, mais elle finit tout de même par en choisir un. J'étais très jeune. Cette scène m'avait marqué. Pas la seule du film à m'avoir provoqué ! Il y a bien une ligne médiane, une bissectrice, une frontière sans no man's land, entre le plus et le moins. Le zéro est instable. Si l'on s'y arrête, ce n'est que le temps de choisir. Un temps oui, de l'espace aucun. Ensuite seulement s'interrogent les nuances. Elles sont nombreuses, autant que l'on peut en trouver dans le dictionnaire. C'est énorme. Dans mes articles, à de très rares exceptions près, je n'aborde que ce qui est au-dessus de la ligne, dans mes passions, enthousiaste, dans mes critiques, révolté. Rien de manichéen pourtant, je tempère. Je pèse mes mots. J'essaie de trouver le contresens, le double sens, le sens inverse, interdit, les bonnes raisons, les mauvaises aussi, sans excuse, juste comprendre, mais au bout du compte mon choix est fait. Il n'y a que deux colonnes à ma liste d'obsessionnel. Une troisième serait clandestine. Ceci dit, c'est sachant que "dans ce monde ce qui est terrible, c'est que tout le monde a ses raisons". Ce qui n'empêche qu'entre deux pois il y a deux mesures, et l'on peut toujours choisir. Sans regret, surtout sans regret. Parce que le regret renvoie au passé et l'on n'y peut rien changer. Par contre la responsabilité engage l'avenir, et personne ne nous oblige à nous entêter. Il y a tant de bêtises à faire, autant ne pas reproduire toujours les mêmes. Et puis parfois la frontière est infime entre le nul et le génial. Il suffit d'un rien. Sur le fil, du rasoir. Se figer en chemin et c'est la chute, mortelle. Garder l'équilibre. Un pas en arrière ou un pas en avant ? Vous ne me verrez jamais faire du sur place. Faut que ça bouge !

mercredi 10 avril 2024

Quiproquo


Le blog est un journal extime publié au jour le jour aux yeux de tous. La proximité virtuelle produit des illusions réelles. L'intimité dévoilée peut troubler les rapports entretenus avec les uns ou les autres. On ouvre parfois son cœur à un ami, sans craindre de le perdre. Mes critiques ont parfois blessé au delà de ma pensée. Pire, la peine m'assaille lorsqu'un quiproquo déstabilise celle ou celui que l'on voulait honorer. Trois fois en sept ans, c'est trois de trop [cet article date du 27 juin 2012]. J'ai failli tout arrêter. Passé la journée à faire la vaisselle, arracher les mauvaises herbes, fait le ménage sous mon crâne sans que la tristesse s'évanouisse. Les mots ne nous appartiennent pas, ils rappellent à chacun une vieille histoire, on croit parler de soi, mais l'écho nous trahit, tant l'émetteur que le récepteur. L'impétuosité de l'engagement nécessite de redoubler d'attention. La distance est trompeuse. La vérité ne se lit qu'au fond des yeux. Il faut être là.

Depuis cet article je crois avoir évité autant que possible ce genre de mésaventure. Il m'est pourtant arrivé de vexer un ami en lui faisant un compliment qu'il prit de travers. Si l'inconscient ignore les contraires, l'objet de la phrase seul a de l'importance. Ni l'affection, ni le rejet. J'ai donc parfois visé juste sans le savoir et j'en suis désolé. Je pense (j'espère surtout) que cela ne m'est pas arrivé depuis belles lurettes. Je pèse mes mots. Le blog a l'avantage de pouvoir être corrigé si j'y glisse une erreur et je remercie également celles qui me signalent mes fautes d'orthographe (tout de même assez rares) ! Certain/e/s cherchent la petite bête, c'est l'époque qui veut cela. J'essaie de pallier l'absence du ton en soignant mes phrases, mais certains traits d'humour ne sont parfois pas évidents. Je suis sérieux. Ici ce sont les mots. Dans la vraie vie c'est plus grave, le moindre geste peut entraîner une catastrophe. Si l'on ne veut aucun ennui, il faut se taire et s'attacher les mains derrière le dos. Le titre de mon vieil article était de circonstance.

vendredi 5 avril 2024

L'Empire n'a jamais pris fin


Je m'étais régalé avec les treize épisodes d'Infernet de Pacôme Thiellement ainsi que le livre consacré à sa chronique web sur le site Blast fondé par Denis Robert. J'avais ensuite découvert La fin du film, autre des ses chroniques réalisée et montée par Thomas Bertay. J'attends maintenant chaque mois le nouvel épisode de L'Empire n'a jamais pris fin réalisé et monté par Ameyes Aït-Ouffela et Mathias Enthoven. Pacôme Thiellement est un merveilleux narrateur, enthousiaste exégète qui ne s'estime pas historien pour autant lorsqu'il évoque à sa façon l'Histoire de notre pays que l'on appelle bizarrement la France, avec la collaboration philosophique de Mazarine Albert. Fondamentalement engagé contre toutes les formes de pouvoirs politiques et religieux, il dissèque les étapes qui nous ont amenés là où nous en sommes. D'échecs en victoires, il revient sur les conquêtes de l'Empire qui commence avec César et nous contraint encore aujourd'hui, et sur les Résistances qu'il a rencontrées.


Les 5 premiers épisodes, d'une heure chaque, sont aussi passionnants les uns que les autres. Dans le premier il montre comment Jules César nous a inventés. Storytelling incroyable, le second épisode dévoile comment le roman national ment : la France n'a jamais été chrétienne. On retrouvera cette aberration dans la suite, où aimer son prochain consiste à tuer tous ceux que l'on ne peut convaincre. Dans le quatrième on apprend que la France n'a pris ce nom qu'à partir de 1190 environ et n'a jamais été composée de Francs, sauf son gouvernement, ses dirigeants, ses chefs. "La France est née comme un territoire occupé et elle l'est toujours." Le cinquième est consacré au massacre des Cathares qui représentèrent entre le XIe et le XIIe siècle une véritable utopie. Tout cela est raconté avec un humour critique et emprunte à Philip K. Dick sa vision de l'Histoire, un monde parallèle que l'école nous a caché...











Vous pouvez aussi vous abonner à Blast qui recèle bien d'autres chroniques aussi passionnantes, excellent complément à Mediapart !