J'avais bien travaillé au studio depuis le matin à préparer le séance d'enregistrement de lundi prochain. C'est un peu tôt pour choisir les instruments dont je jouerai pour ce nouveau Pique-nique au labo, cette fois avec la clarinettiste Hélène Duret et la harpiste Rafaelle Rinaudo, mais l'impatience me pousse à me projeter la semaine prochaine. J'en ai profité pour tester la pédale Eventide H9 Max sur le Tenori-on sans être certain que je les utiliserai. Rolls des effets électroniques, le H3000 et la H90 sont déjà dans les circuits auxiliaires. La conscience tranquille, je suis donc descendu au Cin'Hoche voir le film de Justine Triet, Anatomie d'une chute, qui a obtenu la Palme d'Or à Cannes cette année.
Jouissant de mon propre grand écran depuis plus de vingt ans et d'une offre quatre fois plus importante que la Cinémathèque française, je ne fréquente que très rarement les salles de cinéma, mais plusieurs raisons me poussaient à sortir. Plusieurs amis avaient été emballés par le film qui vient de sortir alors que je dois toujours attendre leur publication en DVD pour découvrir les plus récents, d'autres amis, et parfois les mêmes, m'exhortent à quitter ma tanière si je ne veux pas rester éternellement célibataire, cela me faisait du bien de marcher un peu jusqu'au centre ville et puis il est toujours sain de bouleverser ses habitudes. Contrairement à ce qu'avancent certains de mes proches je ne vois aucune différence à assister seul au spectacle dans une grande salle clairsemée ou dans mon salon, si ce n'est que chez moi c'est plus confortable. Pourtant la salle municipale de Bagnolet, qui avec ses deux écrans dépend désormais d'Est Ensemble, est très agréable, sa programmation art et essai en version originale est impeccable. J'ai noté que Les feuilles mortes, le nouveau Kaurismäki, ou Fermer les yeux de Victor Erice y sont programmés très bientôt.
Pas de regret pour mon choix. Le film de Justine Triet est excellent. On y retrouve son attirance pour les procès, le monde de la littérature, la psychanalyse, la vie de couple et des rôles de femme complexes. Comme chez Vecchiali ou Cassavetes, l'équipe du film est quasi familiale : son compagnon Arthur Harari, réalisateur comme elle de grand talent (Diamant noir, Onoda), joue dans tous ses films (La bataille de Solférino, Victoria, Sibyl) et a coécrit celui-ci, elle est fidèle à la comédienne allemande Sandra Hüller (Toni Erdmann, I'm Your Man) comme à Virginie Efira présente dans deux autres de ses films, etc. J'ai toujours pensé que cette complicité favorisait certaines aventures, même si le conflit profite à d'autres. Vous remarquerez que je ne parle pas du film, ni même ne livre la bande-annonce. D'une part je déteste spoiler (divulgâcher), d'autre part j'évoque rarement des sujets traités largement par la presse. Il est ainsi inutile que je m'étale sur la polémique suscitée par le discours de Triet sur la politique gouvernementale, mes lecteurs/trices connaissent mon engagement. Allez voir le film, c'est bien.
Je suis rentré et, après le dîner, j'ai regardé Limbo de Ben Sharrock que m'avait conseillé Françoise. Plusieurs films récents portent ce même titre, un polar poisseux hongkongais réalisé par Soi Cheang, une enquête en territoire aborigène de l'Australien Ivan Sen, et une dizaine d'autres plus anciens ! Étonnamment j'avais regardé ces deux-là, tournés en noir et blanc, la semaine précédente. Le film anglais de Sharrock dresse le portrait d'un groupe de demandeurs d’asile attendant de connaître leur sort sur une petite île de pêcheurs en Écosse. Le ton doux et amer, un peu surréaliste, la lenteur humoristique, rappellent certains films nordiques, islandais ou finlandais, des films où s'exprime la tendresse humaine. Cela change des portraits égocentriques et un peu cyniques de l'Allemand Christian Petzold comme dans son récent Roter Himmel (Le ciel rouge).
Entre temps je m'étais arrêté acheter un kebab sur le chemin. Manger de la junk food m'arrive peut-être deux fois dans l'année. Une manière de souligner l'exotisme de ma sortie cinématographique ? L'occasion de manger des frites, ce que je ne fais jamais évidemment. Juste le temps d'appeler Étienne Mineur à Genève pour discuter de la magnifique pochette qu'il concocte à base d'intelligence artificielle pour le vinyle La preuve du groupe Poudingue. Si mes articles ont parfois un caractère anatomique, celui-ci n'a pas de chute.

P.S.: Comme j'avais beaucoup apprécié Anatomie d'une chute, j'ai regardé le seul film de Justine Triet que je ne connaissais pas, Victoria. J'ai été surpris, mais pas étonné, de constater certaines ressemblances, sauf que celui-ci est traité sur le mode de la comédie alors qu'Anatomie est un drame... Un couple se déchire. Difficulté d'un écrivain à écrire son roman tout en s'inspirant de sa vie de couple. Une mère plutôt absente. Velléités procédurières. Absurdité du système de la justice... Quand on creuse on se rend compte que la plupart des cinéastes (tous et toutes peut-être) font toujours le même film. Cette fois Triet réussit son meilleur.
Quant à Limbo, Françoise, dont c'est le film préféré cette année, s'étonne que je n'en dise pas plus. Je lui ai répondu que "la scène d'ouverture ressemble tout de même bigrement aux films de Dominique Abel (L'iceberg, Rumba, La fée, etc.). De mon côté j'ai préféré Eo, Pacifiction, Triangle of sadness et, en ce qui concerne les migrants et autochtones, les derniers films de Kaurismäki (Le Havre, L'autre côté de l'espoir). Donc pas si original que cela à mes yeux, mes oreilles et mon cœur 😉 Mais je comprends que Limbo [lui] plaise, les très beaux cadres sont en effet du genre des [siens], et le film est très fin dans ses allusions sans en remettre trois couches, et surtout il prend son temps (dans tous les sens du terme)."