Celui ou celle qui a traduit Targets, le titre du premier long métrage de Peter Bogdanovich, en La cible n'avait certainement pas vu le film pour oublier le pluriel. Charles Whitman, un des premiers assassins de masse anonyme de l'histoire des États Unis qui tira sur la foule du haut d'un gratte-ciel au Texas deux ans plus tôt, en 1966, inspirera aussi probablement plus tard Luis Buñuel avec le tueur poète du Fantôme de la liberté. Dans les deux cas les réalisateurs banalisent le tueur sans jamais le rendre antipathique et soulignent l'absurdité du geste. Si Buñuel insistera dans ce sens en le faisant libérer après l'avoir condamné à mort, Bogdanovich livre une critique de l'Amérique où la violence est intrinsèque sous une couverture bien pensante.
Targets est passionnant à plus d'un titre. Il fut produit par Roger Corman dont la fin de The Terror (L'halluciné) (1963), coréalisé par Francis Ford Coppola, Monte Hellman, Jack Hill et Jack Nicholson qui y tient le rôle d'un jeune officier, est projeté en introduction. Son principal acteur, Boris Karloff, la créature historique de Frankenstein, incarne cette fois Byron Orlok, un comédien fatigué qui lui ressemble évidemment, y compris dans sa personnalité en fin de carrière. Parallèlement à cette déchéance annoncée, un jeune homme, bien sous tous rapports, entendre chrétien amateur d'armes à feu comme son papa qu'il appelle "Sir", revenu de la guerre du Viet Nâm, est pris d'une folie meurtrière qui lui échappe. Les deux histoires se croiseront dans une mémorable scène finale sur le parking d'un drive-in où est projeté le dernier film de la star du film d'horreur, conscient que ce spectacle est ringard et dépassé face à la réalité affolante de la violence contemporaine. Le film de Bogdanovich, qui joue lui-même le rôle du jeune réalisateur, est truffé de références cinématographiques qui amuseront les cinéphiles, mais le cinéaste reconnaît ce qu'il doit à Samuel Fuller qui livra les meilleurs idées du scénario tout en refusant d'être payé et d'apparaître au générique. Généreux, il pensait que sa présence occulterait celle du jeune Bogdanovich. C'est du Fuller tout craché, également pour pousser les situations dans ce qu'elles ont de plus extrême.
En entremêlant fiction et réalité dans la présentation de l'épouvante, Targets souligne la schizophrénie américaine dans son rapport à l'horreur.


Comme souvent chez l'éditeur cinéphile Carlotta, les suppléments sont passionnants, d'une part une introduction de Bogdanovich qui revient sur la genèse du film et son rapport au producteur Roger Corman, d'autre part un entretien avec Jean-Baptiste Thoret qui insiste sur son œuvre présentant le cinéma comme mode de vie ou philosophie, à l'envers du sens commun.

→ Peter Bogdanovich, La cible, Blu-Ray/DVD Carlotta, 20€. Édition Prestige avec memorabilia, 30€, sortie aujourd'hui !