Étymologiquement le mot potiron pourrait venir de l'arabe fǔtur « champignon », par l'intermédiaire des médecins juifs ou arabes (ref. Le Grand Robert) ! Le menu du déjeuner nous donnait ainsi une perspective d'avenir après les enregistrements de la matinée. J'avais cuisiné des tranches de potimarron croustillantes et crème sûre d'après une recette d'Ottolenghi, précédées d'une salade radis-carotte-betterave au vinaigre de mûre et huile de pruneau, et suivies de pommes au four au sirop d'érable, glaces et sorbets comme de coutume. Olivia Scemama était venue avec un ukulélé basse électrique et Bruno Ducret avec son violoncelle. Formule légère en regard de mon imposant attirail. C'est tout l'avantage d'enregistrer [comme] à la maison, le Studio GRRR y attenant, tout en rendant les séances fondamentalement confortables et chaleureuses. On me demande souvent comment se fait-il que les albums enregistrés en une journée, en conservant l'ordre des morceaux et en ne coupant rien ou pas grand chose, soient si réussis. L'atmosphère conviviale, la confiance mutuelle et la qualité de mes invités y sont pour beaucoup. Puisque je crois toujours à l'authenticité et à l'excellence des premières prises en cas de musique écrite, il n'y a pas de raison pour que nos compositions instantanées ne bénéficient pas des mêmes éléments. Dans tous les cas, il s'agit de bien préparer avant de se lancer. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les sons pour le jouer vous viennent aisément. Ainsi j'installe le studio chaque fois en fonction des musiciens et musiciennes qui se joignent à moi, plaçant les micros lorsqu'ils sont prêts, et roulez jeunesse ! Le lendemain je normalise toutes les pistes pour une mise à plat qui me permettra de les équilibrer. Le mixage est un moment important, mais je l'exécute toujours dans un état fébrile, quasi hypnotique, proche de celui de la veille. Les niveaux participent grandement à l'architecture de chaque pièce. J'ai l'impression de sculpter la matière, même si mes camarades m'ont mâché le travail.


Encore une fois mes invités ont choisi de tirer le thème de nos improvisations avec les cartes Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt plutôt que celles de Dixit ou s'inspirer d'une œuvre picturale ou photographique. Exceptionnellement, la veille, comme j'étais aux fourneaux, j'avais préparé l'image de couverture et trouvé le titre de circonstance, le sens et la phonétique validant nos choix. Il restait à faire la photo de ce nouveau trio lors de la pause déjeuner. Pour décor, Olivia et Bruno ont choisi les couleurs de la cuisine qui collaient avec mon accoutrement et l'orange et bleu de la "pochette". La matin nous avons enregistré Le principe d'incohérence, Humanisez quelque chose dépourvue d'erreur, Essayez de faire semblant ! et l'après-midi Célèbre ton erreur comme une intention cachée, Vers l'insignifiant, Distorsion du temps. On notera l'étonnante cohésion de l'ensemble des titres, renforçant l'idée qu'il faut entendre errare humanum est comme une glorification de l'acte de création en rejetant toute velléité de perfection. Bernard Vitet insistait toujours sur la nécessité non d'être original, mais personnel, en assumant, à ce degré d'excellence, que ce sont les erreurs qui font le style.
Quant à la musique produite, je n'en suis pas encore revenu ! Comme toujours plusieurs écoutes sont nécessaires avant que je sois capable de l'analyser. Elle me donne le vertige. Je me laisse aller à la rêverie, au voyage. Les cartes ne sont qu'un prétexte. Le texte est là, à nos oreilles. Même si la fête des confiseurs m'est totalement étrangère, le potimarron de l'AMAP tombait à pic le lendemain d'Halloween. Mes deux compagnons furent de sérieux farceurs. Encore une fois nous avons bien ri de nos élucubrations sonores. Olivia avait choisi un instrument idéal pour voyager. Elle en transformait le timbre grâce à une ribambelle de pédales d'effets. J'ajoutai ici et là un peu de H3000 et le délai aléatoire du Cosmos. Bruno m'emprunta une guitare, le cosmic bow et mon cornet en mi bémol, il joua de sa lira calabraise et il chanta de sa belle voix grave éraillée, avec sons diphoniques, voire triphoniques à la clef. En plus de mes claviers (Komplete, Roli, VFX, VSynth), j'utilisai les machines diaboliques de Soma (Enner, Terra, The Pipe), le Tenori-on et divers instruments acoustiques tels la flûte, la trompette à anche, des guimbardes, des harmonicas et des percussions. L'ensemble donne l'impression symphonique que j'ai toujours recherchée. Évidemment le violoncelle et la basse plongent dans le grave, mais ils refont aussitôt surface tandis que je chausse mes palmes (tout sauf académiques). Et plus ça va, plus ça arrache !

→ Birgé Ducret Scemama, Fǔtur, en écoute et et téléchargement gratuits sur drame.org, également sur Bandcamp