Aïe, il y a un trou béant dans ma birgéologie. Parce que Fictions (Ouch ! Records, V0001/20, LP) n'est pas sorti chez GRRR, mais chez un parent onomatopéique qui pince en tournant, Ouch !, soit LIONEL MARTIN. Son saxophone ténor, son looper et ses pédales d'effets s'accordent avec les claviers, Lyra-8, The Pipe, percussions, erhu, voix, guimbarde et flûte de JJB. Martin a gagné ses galons de Madsaxx à Lyon avec le trio Résistances, Ukandanz et le pianiste Mario Stanchev. C'est lui qui, après s'être régalé magiquement d’andouillette, de gratons et de purée patate-céleri rave-réglisse-sirop d'érable, a proposé de partir des phrases du livre de J.L. Borges, qu'il avait découvert grâce à "Perramus" d'Alberto Breccia & Juan Sasturain : 'Le jardin aux sentiers qui bifurquent', 'À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive' (extrait de 'La bibliothèque de Babel'), 'Nos coutumes sont saturées de hasard' (extrait de 'La loterie à Babylone') et 'Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum' (extrait de 'L'implacable mémoire'), où Ireneo Funes, au lieu d'avoir une mémoire plus courte que la plus courte des chemises de nuit (comme moi), en a une si monstrueuse qu'il pourrait se souvenir mot pour mot de l'intégralité d''Ulysse'. Birgé, qui aime optimiser la musique par la convivialité, l'amitié et la gastronomie, s'est à nouveau plongé, comme un somnambule, dans la poésie sonore du fantastique, constatant avec le recul : rien de comparable à ce que j'ai fait jusqu'à présent. Presque méditatif, même si c'est aussi riche et coloré que d'habitude, avec des différences de dynamique incroyables. Ce sont les seules différences qu'il admet, pas celles de l'âge, de la célébrité ou du style. Pour lui, jouer ensemble est un mode de conversation privilégié qui permet d'entrer modestement dans l'intimité de chacun. Et de redécouvrir ainsi les raisons profondes de chaque engagement, qui remontent, sans doute pour chacun, loin dans l'enfance. Ici, un cheval s'ébroue et hennit dans le jardin, Martin pique et meugle, Birgé fait de la dentelle au balafon. L’enjeu est ensuite celui du discret espoir que la révolte ne soit pas suivie chaque fois par une déception. Tous deux en rêvent, Martin l'évoque avec son bec d'oiseau de mer et son blues hymnique et timide, Birgé avec ses tremblantes baguettes. Est-ce par hasard qu'il joue de la guimbarde et de la trompette sur le ténor qui boue ? Et qu'est-ce que la compulsion du souvenir emporte si élégamment avec elle ? En vagues douces et amples, langage mutilé, grondant et pétillant d'écume, avec des coups de saxo ostinato, des sons de synthé fantomatiques, comme une vague stationnaire teintée des sons du saxo, heurtée parfois de manière sourde, certainement sans ‘ouch’ ni ‘grrr’, inexorablement captivant. [BA 122 Rigobert Dittmann, traduit de l'allemand tant bien que mal par JJB].