70 Musique - avril 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 29 avril 2024

Aki Takase Japanic ou Laughing Bastards, deux moods du jazz


Le jazz ou le free jazz n'en finissent pas de se transformer, voire de renaître s'il a tendance à s'endormir sur ses lauriers swing ou libertaires. L'écriture préalable et l'instantanée se font des courbettes. L'actualité s'appuie sur les leçons du passé. Dans le nouveau disque de Japanic, le groupe mené par la pianiste Aki Takase, l'énergie tient le cap. Ce n'est pas pour rien que l'album s'intitule Forte. On y retrouve le saxophoniste Daniel Erdmann, au ténor et au soprano, carrément abonné au label hongrois BMC, qui tient une fois de plus ses promesses. La contrebasse est entre les mains de Carlos Bica, la batterie dans celles de Dag Magnus Narvesen. Le platiniste Vincent von Schlippenbach confère une originalité particulière à l'ensemble lorsqu'il scratche des voix, de vieilles cires ou jongle avec les timbres. Son papa (et compagnon d'Aki Takase), le célèbre pianiste de free jazz Alexander von Schlippenbach, et le tromboniste Nils Wogram viennent en renfort ici ou là. En finale nous avons droit à un duo piano-trombone sur I'm confessin' de Chris Smith popularisé par Fats Waller, manière de rendre hommage à tous ceux qui les ont précédés et sans qui il n'y aurait pas de renouveau.


Le renouveau du jazz passe aussi par ses hybridations avec d'autres musiques, souvent venues d'autres continents. Ce choix permet aux Laughing Bastards de mener la danse, d'Ethiopie en Jamaïque en faisant un crochet par les pays slaves. Ces emprunts sont autant de séduisants Fetish qui donnent son nom à l'album. Michel Mast au saxophone ténor, Jan-Sebastiaan Degeyter passant des guitares au banjo ou à l'omnichord, Eline Duerinck au violoncelle, Cyrille Obermüller à la contrebasse, Marcos Della Rocha à la batterie et aux percussions sautent d'un pied sur l'autre en glissant sur la piste comme des pros de la valse. Ces Belges de Gand ont la tendresse en ligne de mire. Si les couleurs sont caméristes, leurs mélodies font pop.

Donc deux manières d'envisager le jazz, dans la force ou la retenue, un temps pour tout, mais toujours entre tradition et modernité :
→ Aki Takase, Forte, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Laughing Bastards, Fetish, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

lundi 22 avril 2024

La boîte à musique programmable


Avec le temps le plastique s'effrite. Rien qu'à le frôler le cylindre crénelé est parti en morceaux. Panique à bord. Deux mille cinq cents personnes assis dans la nuit sur les gradins du Théâtre Antique et un silence mortel au moment où j'aurais tourné la manivelle ? Ma boîte à musique programmable [faisait] partie de l'instrumentation du Prix Découverte des Rencontres d'Arles [...]. Antonin-Tri Hoang aurait su rattraper le coup avec son alto ou sa clarinette basse, mais les moustiques camarguais de fondre sur moi, alléchés par mes sueurs froides. L'horreur ! Vingt-cinq ans de bons et loyaux services pour finir par se désagréger à peine on l'effleure. Heureusement Lutèce Créations commercialise l'objet que j'avais acheté dans une boutique du Palais Royal. Miracle d'Internet, de la carte bleue et de la Poste, en arrive une toute neuve. Comme les vis sont au même endroit il n'y a qu'à la fixer sur la boîte à cigares servant de résonateur et le tour est joué. Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous, des trous de première classe percés grâce à la pince livrée avec, pour composer sa propre musique. Vingt notes seulement ; passer à trente-trois pour bénéficier d'une gamme chromatique [était] au-dessus de mes moyens (article du 22 juin 2012). D'autant qu'il en existe de jolies virtuelles chez SonicCouture ou UVI ! Ce n'est pas pareil. Tournez, tournez manège, les petits bruits de la mécanique donnent une poésie inégalée.

vendredi 19 avril 2024

Black Museum de Bruno Letort


Une couverture de François Schuiten, des musiciens aussi prestigieux que variés parmi lesquels David Krakauer, Evan Ziporyn, David Torn, David Linx, Mike Ladd, Thomas Bloch, Christian Zanési, des paroles de Laurie Anderson, le tout chapeauté par le compositeur Bruno Letort que je connaissais évidemment comme homme de radio pour avoir joué plusieurs fois à son émission Tapage nocturne pendant les vingt ans où il officia à France Musique, le disque Black Museum a de quoi me mettre la puce à l'oreille. En 1998 j'avais participé à son livre Musiques plurielles, mais je me souviens surtout du professionnalisme de Bruno Letort lorsqu'il s'agissait de présenter le travail d'un de ses collègues ou de les interviewer à l'antenne (cf. quelques unes de mes interventions aux index 4, 6, 16, 24, 27). Pourtant il ne cessa jamais de composer depuis son premier album en 1982, ni de collaborer avec Schuiten et Peeters, Richard Galliano ou Wally Badarou, Jean-Claude Petit ou Bruno Coulais, Ghédalia Tazartès ou Henry Selick, et tant d'autres comme Stromae dont il arrangea six chansons de son album Multitude. Alors pourquoi ai-je immédiatement pensé à Hector Zazou ? Peut-être pour cette aptitude à embarquer du monde avec lui au cours de ses aventures, aboutissant à une sorte de nouveau baroque...


Un univers dramatique, rythmiques généreusement lourdes, guitares saturées s'envolant dans les cintres, clarinettes, cor et basson, quatuors à cordes et renforcement par les cordes en général, la musique de Black Museum est à la fois chargée et entraînante, comme si le feedback servait de fil d'Ariane. Les improvisations y générant l'écrit, cette pratique suscite l'empilement. Les sons électroniques jouissant d'une grande liberté se mêlent aux archets obstinato. Letort est aux claviers, aux sons électroniques et aux percussions. Et les voix de commenter ici et là cette bande dessinée sans images.

→ Bruno Letort, Black Museum, CD Soond, 16,99€, sortie le 26 avril 2024

mardi 16 avril 2024

Paratonnerre de Griffure


Impressionné par la violoniste Amaryllis Billet lorsque je l'avais découverte il y a huit ans au sein du Spat' sonore de Nicolas Chedmail, je ne suis pas si étonné d'entendre le duo Griffure qu'elle a fondé avec sa comparse, la violoncelliste Léonore Grollemund, un duo qui sort résolument de l'ordinaire. À l'époque, comme les autres spatistes, son instrument (électrique) est diffusé dans l'espace par de très longs tubes s'ouvrant sur des pavillons. Cette fois elle chante aussi, ou d'abord, comme Léonore Grollemund. Et ensemble elles se sont agrandies au trio avec l'électroacousticienne Undae, puis au sextet avec la violoniste Chloé Julian, l'altiste Alix Gauthier et la contrebassiste Léa Yèche, jusqu'à enregistrer l'album Paratonnerre. Nous y voilà. Et toutes ces filles chantent, du moins toutes les cordes. Frottées et vocales. Et ça vibre, avec moult ornementations. Et tout cela pouvant être transformé par l'électronique.
Amaryllis et Léonore sont parties des voix. Les cordes ont pris le pas sur les chansons. Les paroles sont sombres, mais la musique est claire. Pourtant, s'il faut un paratonnerre, c'est qu'il y a de l'orage dans l'air. L'onde est menaçante. Des murmures ensorcelants planent à la surface. Le chœur féminin s'efface devant l'eau verte avant d'entamer une valse légère ou un canon perturbé par la machine. On ne sait jamais qui du quintet à cordes ou du chœur céleste rappellera les mélodies d'antan pour les transformer en contemporaines menaces. L'ombre s'éloigne, laissant le modulateur en anneau rythmer la scène avant dissipation. Des histoires de filles. Des filles libres. Lyriques ou bruitistes, drôles ou graves, seules et ensemble. Des filles qui griffent.

→ Griffure, Paratonnerre, CD Umlaut, dist. Socadisc, 15€

lundi 15 avril 2024

Apéro Labo et consorts sur la revue Bad Alchemy 123




Prequel de l’article de Rigobert Dittmann traduit de l'allemand tant bien que mal par mes soins, extrait de la rubrique nowjazz plink'n'plonk !

JEAN-JACQUES BIRGÉ a commencé la nouvelle année en chroniquant des documentaires sur Jacques Lacan, l'évocation de Bernard Vitet, "Maus" d'Art Spiegelman, "Le voyage dans la lune" de Méliès et les Disques de David Lynch. Et musicalement, nonobstant une rupture de canalisation d'eau, le 14 janvier un concert live au studio GRRR avec le violoniste MATHIAS LEVY, venu malgré la grippe, qui s'est distingué avec "Revisiting Grappelli" et "Les Démons Familiers" et qui a déjà joué "Tout Abus Sera Puni" avec Birgé & Naïssam Jalal, et ANTONIN-TRI HOANG, lui aussi habitué du label GRRR, dont le registre va du Red Desert Orchestra d'Eve Risser à l'Orca Noise Unit. Ce dernier a utilisé des synthétiseurs, une clarinette, un sax alto et des percussions, tandis que JJB s'est intégré aux images sonores avec un sampler, des synthétiseurs Soma, une shahi baaja, une guimbarde et un ballon de baudruche. En résultent sept morceaux d'une 'expérience de mentalisme musical' proposée par Hoang : l'un des 30 auditeurs* écoute une minute piochée dans une playlist d’archives musicales, choisie au hasard et inaudible pour les autres, et décrit brièvement, mais de manière fleurie, ce qu'il a entendu, ce qui commence par déclencher des rires. C'est ainsi que sont nés 'Allumettes Paillasson', 'Particules fines', 'Au delà des galaxies', 'Un gros Sibérien', 'Le train ne s'arrête pas', 'Combat de chiens coréen' et 'Yemen', enchâssés dans Apéro Labo 1 (GRRR 3118, numérique). Seuls ces 'assistants' volontaires peuvent établir un lien avec ce qu'ils entendent, mais tous peuvent faire des comparaisons avec la description. Avec une bonne dose de magie, ces compositions instantanées déploient incontestablement une musique de chambre électroacoustique miraculeuse et un folklore ambiant exotique, avec un violon doux et frémissant ou dansant, le son de cithare de la shahi baaja, un triangle étincelant, des vagues de vrombissements, des lèvres sifflotantes, des 'coups de sabots', des touches de synthés, des sons flottants, de délicats pizzicati. Avec des éraflures rugueuses, des poussées 'russes' orchestrées qui s'élancent, des répétitions qui se balancent, du noise et des sons indescriptiblement terribles ou discrets. Narratif ? Cinématique ? Fantastique ? Le synthé se déplace, double tonalité de locomotive à vapeur, sur un violon monosyllabique qui tire des fils, intime et dansant, et sur une clarinette rugueuse qui suit le mouvement. Le groove de la guimbarde, les harmoniques sifflantes, le son d’une vielle fendue, le chant guttural du chaman et le ballon de baudruche gémissant créent des canards-chats (comme le Dr Moreau chez H. G. Wells ou le Dr Baxter dans "Poor Things") ; d'autres expériences inouïes donnent naissance à des chiens au museau cousu. Et pour finir, la radio-pop déformée, les rythmiques animées, entourées de bruits et le pizzicato dégoulinant dépeignent un autre Yémen. Les Parisiens s'étonnent et rient. Et c'est bien ainsi - rire et jouer et s'étonner et rire.

Le temps passé avec Birgé ne serait pas complet sans un nouveau regard sur www.drame.org/blog, où il nous offre une réécoute de '¡Vivan Las Utopias!', la contribution entraînante d'Un Drame à "Buenaventura Durruti" (1996), chantée par la fille de Birgé, Elsa, alors âgée de 11 ans. Ce qui déclenche involontairement un flashback nostalgique vers →Nato, le fantastique label fondé en 1980 par Jean Rochard. Il va sans dire que JJB fait front sans faiblir contre l'exploitation de l'homme par l'homme, le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Ancré dans le quotidien, il s'insurge contre la date limite de consommation (DLC) en tant que gaspillage alimentaire. Reste à saluer l'édition anglaise de "Underground, The illustrated Bible of Cursed Rockers and High Priestesses of Sound" d'Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, dans laquelle - aux côtés de Daniel Johnston, Moondog, Nico, The Residents, Sun Ra ou Yma Sumac - Un D.M.I. se voit confirmer, avec Boris Vian, Colette Magny, Brigitte Fontaine et Eliane Radigue, sa prétention française au statut de 'weirdo' (bizarre, vous avez dit bizarre ?).



La suite de l’article, déjà publiée le 18 mars dernier, concerne essentiellement l'album Codex, qui fait figure d'Apéro Labo 2, avec l'altiste Maëlle Desbrosses et la tubiste Fanny Meteier.

vendredi 12 avril 2024

Mieux que le réel ?


Pendant des années j'ai défendu les instruments virtuels pour des raisons économiques. Lorsque le budget le permettait nous avions recours à un ensemble de musiciens, voire un orchestre symphonique, plutôt qu'à des clones électroniques. Certains projets le justifient encore, mais les avancées technologiques offrent des possibilités qu'aucune formation vivante ne permet. Quel compositeur n'a jamais rêvé de diriger un orchestre au doigt et à l'œil, mieux, d'entendre sa musique au fur et à mesure qu'il l'imagine ? Dans la vie réelle les deux sont impossibles à conjuguer. On peut toujours faire jouer des partitions, mais il est impossible d'improviser avec un gamelan au grand complet, un orchestre symphonique ou un big band de jazz. Aujourd'hui les instruments sont soigneusement échantillonnés par des virtuoses assistés par des ingénieurs du son chevronnés au point de créer l'illusion du vrai. Ce n'est évidemment qu'une chimère, car pour retrouver l'humanité du jeu il faut compter avec l'imperfection que la machine ignore. Sa programmation exige d'introduire quantité de petites erreurs ou de variations, on choisira le terme approprié selon sa propre approche philosophique. Les ensembles et certains instruments se prêtent mieux au subterfuge que d'autres. Si les claviers et les percussions supportent souvent la supercherie, la plupart des solistes ne sont pas prêts de perdre leur travail. N'essayez pas de remplacer un trompettiste ou un violoniste, vous courriez au massacre. Par contre les masses orchestrales offrent des alliages inédits que nos budgets en peau de chagrin ne permettent plus de créer à l'ancienne. Et, surtout, nous pouvons créer dans l'instant des sons qui nous étaient interdits jusqu'ici. On ne le répétera jamais assez, à chaque support correspond un type d'œuvre et chaque œuvre justifie tel ou tel choix d'outils.


Des applications informatiques telles UVI ou Kontakt sont des moteurs pour lesquels différentes sociétés fabriquent des instruments virtuels époustouflants. Les instruments de l'IRCAM et les jouets musicaux sont abrités par l'UVI Workstation tandis que Kontakt (Native Instruments) héberge quantité d'instruments étonnants, ensemble baroque, gamelan, Array Mbira, KIM, Morpheus, steel drum, piano préparé (SonicCouture), instruments du monde entier, pianos mythiques, etc. Si ces clones ont été échantillonnés d'après des instruments se jouant de manières fort diverses, ils ont l'avantage de pouvoir se jouer au clavier ou programmés par un séquenceur. Certains modes de jeu en deviennent accessibles ; par exemple, on ne pourrait autrement jouer des tiges d'un piano électrique EP73 à l'archet. Tous les mélanges sont possibles, le musicien bidouillant ses programmes comme il les entend.


Remercions ici les virtuoses qui ont enregistré chaque note de leur instrument pour les partager avec d'autres, pervertissant leurs outils comme il est souvent pratiqué en musique contemporaine, proposant quantité de modes de jeu que l'utilisateur peut régler à sa guise. Ainsi Thomas Bloch échantillonna son glass armonica mozartien, ses ondes Martenot, son cristal Baschet, le Birmingham Conservatoire livre ses clavecins, théorbes, psaltérions, le Keswick Museum son lithophone... Si aujourd'hui je peux faire semblant de jouer des ondes Martenot, je sais pourtant que rien ne vaudra jamais le plaisir de partager des instants musicaux avec Thomas comme lors de l'enregistrement de Nightmare avec Lindsay Cooper pour Sarajevo Suite à Londres en 1994. Plus je pianote sur ses merveilleuses machines folles en studio, plus je reviens vers les instruments acoustiques lorsque je me produis en concert !

Article du 18 mai 2012

jeudi 11 avril 2024

Expo Métal à la Philharmonie


À quoi s'attendre d'une exposition sur le rock Metal à la Philharmonie si ce n'est à un univers gothique ? Le sujet devrait drainer une foule de visiteurs qui n'ont pas l'habitude de fréquenter ce temple de la musique classique et contemporaine. En tout cas, la scénographie, due à Achille Racine et Clémence La Sagna, sombre et labyrinthique, correspond bien à cet univers de grimaces et de strass qui joue sur l'humour noir et les décibels. Je n'ai pour ma part jamais senti la subversion représentée par ce qu'on appelait le hard rock, à l'époque où j'écoutais avec curiosité Black Sabbath, Deep Purple, Led Zeppelin, Grand Funk Railroad ou Steppenwolf. Il me semblait que Frank Zappa ou le free jazz étaient beaucoup plus incisifs, critiques du monde qui nous entourait, et le psychédélisme hippie correspondait mieux à mes utopies que la noirceur d'un rock trop carré à mon goût. C'est à l'adolescence de ma fille que je m'y suis intéressé, l'accompagnant par exemple à un concert d'Aerosmith. Est-ce un parcours habituel chez les ados de s'enticher de hard rock et de reggae ? Qu'y trouvent les nostalgiques qui ont vieilli sans en démordre si ce n'est une manière de s'échapper du train-train qui souvent les a rattrapés ? Le hard rock et les futures et nombreuses déclinaisons du Metal représentent la culture d'une classe sociale qui rejette les raffinements d'une bourgeoisie pourtant souvent aussi rebelle. C'est l'histoire de la musique. On retrouvera ce mouvement avec le punk. Ce n'est pas un hasard si le stand de bière était pris d'assaut au vernissage de l'expo.


Les amateurs s'y reconnaîtront, les autres le découvriront, même si, comme toutes les expositions sur la musique, l'ensemble est éminemment fétichiste. On peut admirer les guitares de Van Halen, Joe Satriani, Steve Vai, la batterie de John Bonham, les costumes de scène incroyables, des dizaines de T-Shirts qui se porteront comme des reliques d'un temps qu'on aura vécu, les posters, photographies et pochettes de disques provocantes, les couvertures du magazine Métal Hurlant.


Les vitraux d'Adrien Havet & Jesse Daubertes (Førtifem), responsables de la conception graphique, illuminent la chapelle. Les images de H.R. Giger sont nombreuses comme son Necronom (Alien III) qui nous accueille à l'entrée. On découvrira la tapisserie de Philippe Druillet d'après le tableau L’île des morts de Böcklin, les œuvres de John M. Armleder, le crucifix à double hélice de Wim Delvoye ou sa Porte du Paradis, fortement inspirées par le Metal ! Le magnifique catalogue en montre certaines qu'il aurait été difficile de présenter à la Philharmonie. L'ouvrage de 256 pages aborde La scène qui analyse les composants du Metal, L'imaginaire qui le confronte aux différentes formes d'art, et Le public qui interroge les collectionneurs.


Je me souviens d'un concert d'Alice Cooper en 1971 à l'Espace Cardin. La peur n'était pas venue du show grand guignol du chanteur de Detroit produit par Frank Zappa, mais la foule à l'entrée était si serrée, m'écrasant tant que mes pieds ne touchaient plus le sol. Pas de serpent python à la Philharmonie, mais sa guillotine de prestidigitateur qui lui fera plus tard perdre la tête ! Plus loin, une pièce est dédiée au Metal français dont j'ignorais tout.


Si la musique est présente dans les haut-parleurs, des casques permettant d'essayer les pédales d'effets et le proscénium à trois écrans diffusant du live de la mort, Hellfest oblige, l'exposition, conçue par Milan Garcin (historien de l'art qui était l'assistant de Jean-Hubert Martin pour l'exposition Carambolages au Grand Palais dont j'eus le bonheur de composer bande-son et musique en 2016 - cette affirmation du plaisir de la visite se retrouve d'ailleurs ici) et Corentin Charbonnier (anthropologue spécialiste des publics des musiques extrêmes), tourne autour des images théâtrales dont l'humour est un antidote à la puissance macabre de ces rocks martelés. Les masques effrayants font référence au cinéma d'épouvante. Le diable est inspirant avec les dissonances du triton (intervalle de quarte augmentée), surnommé le diabolus in musica, fortement utilisé dans le Metal qui se repaît autant des pompes et circonstances un peu ringardes de la musique symphonique.


Il ne manquait qu'une ligne de coke sur la table basse du salon reconstitué d'un groupe de Metal, mais nous sommes tout de même à la Philharmonie, et l'aspect trash du monde du rock, qu'il soit métal ou marshmallow, ne pourrait être représenté sans de multiples avertissements. Sex, drugs and rock n'roll ? Le sexe non plus n'est pas rappelé au profit des guitar heroes et du décorum saint-sulpicien. J'y ai croisé quelques rares groupies, mais c'était parmi les visiteuses, et encore ! Le Metal est-il si trash à regarder le monde dans lequel nous vivons ? Est-il si théâtral à décoder le storytelling servi dans les livres d'Histoire ou au Journal de vingt heures ? C'est peut-être justement cette projection perverse qui fait tout l'intérêt de ce carnaval morbide et bruyant.

Metal, Diabolus in Musica, exposition à la Philharmonie, jusqu'au 29 septembre 2024
→ Milan Garcin & Corentin Charbonnier, catalogue relié Metal avec couverture noir et argent, ed. Gründ / Musée de la Musique, 39,95€
→ Vétérans de la scène Metal européenne, les Polonais de Behemoth en concert le 30 avril dans la Grande Salle Pierre Boulez.

lundi 8 avril 2024

De Basse-Terre à Budapest en passant par Redon


Je reçois plus de disques que je ne devrais en écouter sans que cela mange le temps dont j'ai besoin pour écrire et composer. Hélas la peau de chagrin que constituent les endroits où publier n'arrange pas les choses, mettant au chômage journalistes et attachés de presse si la tendance s'accentue. Nous n'en sommes pas loin. Eux du moins. Les blogueurs, agissant par passion et solidarité, sans espérer la moindre rétribution, ne risquent rien. Vraiment rien, si ce n'est décevoir celles et ceux pour lesquel/le/s je n'ai pas trouvé les mots pour évoquer leurs créations. Il faut bien avouer que ces derniers temps je reçois beaucoup de bons disques de bons musiciens, mais la plupart n'apportent rien de nouveau. Qu'ils s'inspirent avec bonheur du funk, du blues, du jazz, du free, du trad ou de la pop ne suffit pas à me donner les mots pour les évoquer avec l'envie positive qui me guide. Il y a des périodes où les productions rivalisent d'invention et d'autres où de nouvelles banalités règnent en maître. Ce sont évidemment des généralités puisque j'en ai tout de même chroniqués pas mal récemment et que ceux d'aujourd'hui rivalisent d'une certaine forme d'excellence.

Alors me voilà retrouver le sourire et remuer du croupion sur le mélange d'électro et de gwo ka des frères Timal, soit le producteur d'électro-funk Cyprien Steck aka Léopard Davinci et l'Ambianceur de Guadeloupe Jean-Marc Ferdinand. Les deux chantent, mais ils sont aussi accompagnés du saxophoniste Christophe Rieger, du trompettiste Paul Barbéri, du tromboniste Guillaume Nuss qui arrange les cuivres, du guitariste-bassiste Jérémie Revel, des tambours de Lyndeul Minatchy et Philomin Jordy, et des chœurs de Dave Martial. C'est simplement dansant, généreux, euphorique, et ça réchauffe tandis que la météo métropolitaine fait du yo-yo.

Puisque j'en suis là, je citerais bien Slydee, l'hommage très funky du bassiste Sylvain Daniel sur lequel le trompettiste Aymeric Avice me surprend, le connaissant essentiellement dans des contrées plus expérimentales. Le pianiste Bruno Ruder, le claviériste Arnaud Roulin et le batteur Vincent Taeger sont aussi formidables. Ça bouge drôlement bien, c'est très réussi, mais je reconnais trop Prince, Miles Davis ou Michael Franti pour passer de l'autre côté du miroir. Je le réécouterais bien comme un disque de compilation...

Troisième disque dansant de cette sélection, Traverse du trio Akagera s'inspire de la musique africaine pour un jazz moderne où l'instrumentation originale, David Georgelet à la batterie, Benoit Lavollée au vibraphone et marimba, Stéphane Montigny au trombone basse, permet d'échapper aux poncifs du genre.

Encore du trombone, celui de Simon Latouche, pour le trio de l'accordéoniste diatonique breton Janick Martin, le troisième larron étant le guitariste électrique Julien Tual. Ajoutez le saxophoniste ténor Robin Fincker en invité et conseiller musical, et vous obtiendrez ce breizh solide (référence à Mandryka, comprenne qui pourra !) qui continue à faire danser au bout de la terre, chorémanie (épidémie de danse, rien que ça, qui eut lieu réellement à Strasbourg au XVIe siècle, c'est un peu loin de Redon, d'accord, mais c'est ce qui les a ici inspirés). Les régions où la langue perdure offre toujours une musique puissante qui résiste à la centralisation. Comme un jour, ma fille qui avait six ans me demanda si la Bretagne était en France. Je n'en suis pas tout à fait certain. Ces chansons sans paroles renvoient à un temps qui n'est pas révolu.

Plus proche de mes affinités musicales (je ne sais pas vraiment danser !), le trio Fur composé de la clarinettiste Hélène Duret (avec qui j'ai enregistré il y a quelques mois Le songe de la raison en compagnie de la harpiste Raffaelle Rinaudo), du guitariste Benjamin Sauzereau et du batteur Maxime Rouayroux propose une musique délicate et rafraîchissante. On se laisse porter. Musique de groupe qui les rapproche de la pop alors que c'est un jazz plutôt impressionniste, intime.

Sur le même incontournable label hongrois BMC, j'ai écouté avec plaisir l'András Dés Quartet (trompette, piano, guitare, percussion), le trio Karja-Renard-Wandinger (piano, contrebasse, batterie) et le trio Shadowlands du saxophoniste-clarinettiste Robin Fincker, de la chanteuse Lauren Kinsella et du pianiste-organiste Kit Downes, mais je n'y trouve pas plus l'épatement que je recherche avidement, l'inouï. D'autres que moi s'emballeront heureusement pour le lyrisme du pianiste honrois András Dés ou de son trompettiste berlinois, Martin Eberle, pour les rebonds à la fois droits et obliques du trio de la pianiste estonienne Kirke Karja, pour les chansons traditionnelles (ou qui s'en inspirent) de Lauren Kinsella sur leur écrin de velours. Ils et elles le méritent.

Les Responses To Ligeti confrontant le Miklós Lukács Cimbiosis Trio (cymbalum, contrebasse, batterie) au Ligeti Ensemble (quintet à vent) me ravissent évidemment, justement parce que le résultat est inattendu. J'avais découvert l'extraordinaire cymbaliste Miklós Lukács sur le fabuleux Bartók Impressions avec mon très cher violoniste Mathias Lévy et le regretté Mátyás Szandai à la contrebasse, un de mes disques récents préférés ; mon enthousiasme affublé de superlatifs s'était confirmé lors du concert en hommage au disparu au Bal Blomet. Avec la même distance créative le Cimbiosis Trio répond aux 10 pièces pour quintet à vent de György Ligeti. L'influence de ce compositeur sur les musiciens d'aujourd'hui ne fera que s'intensifier avec le temps. Je me souviens de son entretien en 1998 avec le pianiste Benoît Delbecq réalisé pour Jazz Magazine. Sa curiosité pour les autres musiques et sa manière de les intégrer tout en restant lui-même est exemplaire. Je me souviens encore d'un concert au Châtelet, un an plus tard, où Ligeti, présent dans la salle, avait choisi de faire entendre les chants des Pygmées Aka, puis les trompes et cors Banda Linda de Centrafrique. Responses to Ligeti est un disque magique, difficilement cernable. Ouf !

→ Les Frères Timal, sé sa menm, CD Aztec Musique, dist. Integral, sortie le 26 avril 2024
→ Sylvain Daniel, SlyDee, CD Kyudo, dist. L'autre distribution, sortie le 26 avril 2024
→ Akagera, Traverse, CD Prado Records 12€ (LP 22€), dist. The Pusher
→ Janick Martin Trio, Sông Song, CD Coop Breizh, 15€
Fur, Bond, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 26 avril 2024
→ András Dés Quartet, Unimportant Things, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Karja-Renard-Wandinger, Caught In My Own Trap, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Shadowlands, Ombres, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Miklós Lukács Cimbiosis Trio + Ligeti Ensemble, Responses To Ligeti, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

mercredi 3 avril 2024

Numéro spécial de TK-21 consacré à l'acousmatique


Le numéro 152 de la revue en ligne TK-21 consacré à la musique concrète/acousmatique/électroacoustique (gratuite, mais on peut la soutenir en y adhérant) me rappelle la défunte revue Musique en Jeu fondée en 1970 par Dominique Jameux. À la même époque on pouvait lire les Cahiers Recherche/Musique publiés par l'INA/GRM, ou les revues VH101 et L'Art Vivant dont certains numéros étaient axés sur les musiques contemporaines. J'ignore s'il existe un équivalent aujourd'hui, mais je crains que non. La presse musicale est dramatiquement sinistrée. Or ce récent numéro de TK-21 dont le propos est, comme chaque fois, souvent au travers des images, de réfléchir notre temps est d'une fabuleuse richesse. Et, comme si cela ne suffisait pas, une suite sur le même sujet est sérieusement envisagée. Sollicité moi-même par Martial Verdier pour y pondre un petit sujet, je me suis forcément inscrit en faux par rapport au terme "acousmatique" avec ma Chanson de geste. J'y aborde mon rapport aux machines en évoquant chronologiquement mon périple, agrémenté de l'écoute de First Step, First Tape composé en 1968, Bolet meuble improvisé à l'ARP 2600 en 1975 avec Francis Gorgé, et Power Symphony que j'avais enregistré en 2012 pour le Prix Pictet du temps où j'occupais le poste de directeur musical ds Soirées des Rencontres d'Arles.
J'ai donc commencé la lecture de ce superbe recueil en écoutant Brunhild Ferrari évoquer avec justesse l'œuvre protéiforme de son mari Luc Ferrari, illustrée par un film étonnant de 1962, Spontané IV, quatre improvisations sur schéma orchestral avec l'Ensemble EIMCP dirigé par Konstantin Simonovic et le compositeur. Ce n'est pas un hasard si je me sens des affinités avec lui, car évidemment nul son électronique dans cette pièce réalisée dans le cadre des expériences instrumentales du GRM dont il avait alors la charge. Un petit pas de côté, comme d'hab ! Dans le disque Opération Blow Up (1992) d'Un Drame Musical Instantané figure la collaboration de notre trio intitulée Comedia dell'Amore 224 où Luc est crédité "reportage et voix" tandis que je jouais du synthétiseur et en assumais le mixage.
Le texte de Denis Dufour revient aussi sur son trajet historique, le film d'Esteban Zúñiga Domínguez l'interrogeant sur "l'écriture acousmatique". Suit un entretien vidéo de l'incontournable Michel Chion avec un extrait de son Requiem. Atomes est une création numérique de Simon Girard sur une musique d'Alexandre Yterse. En continuant avec les entretiens de Frédéric Acquaviva ou du duo Kristoff K.Roll entrecoupé des pièces World is the Blues et Corazón Road, je me rends compte que je ne suis pas le seul à considérer l'acousmatique comme un instrument parmi d'autres. C'est une sacrée bande d'iconoclastes qui sont mis là en images !
Deux extraits de son Hörspiel Chasseurs illustrent les propos de l'artiste sonore Amandine Casadamont avec qui j'ai eu le plaisir de commettre plusieurs albums et concerts sous le nom de Harpon. Suivent les témoignages de Bérangère Maximin, Jean-Baptiste Favory, le film Abraxas de Bruno Roche sur une musique de Lionel Marchetti et le live-vidéo de Philippe Boisnard sur celle de Jean Voguet, la visite du magasin de disques Souffle Continu présentée par Théo Jarrier (c'est sur leur label que figure mon duo de 1974 Avant Toute avec Francis Gorgé), les textes La spirale compositionnelle et spirituelle de Karheinz Stockhausen et Musique acousmatique contre impérialisme de l'image de Denis Schmite... C'est copieux, je n'ai pas encore tout lu, ni tout écouté. Survolé évidemment pour en livrer un compte-rendu plus flou que je ne le souhaiterais, mais chaque position réclamerait débat ! Toute la revue est donc merveilleusement illustrée iconographiquement, mais aussi en sons et vidéos, ce numéro donnant fortement envie de se (re)plonger dans tous ceux qui l'ont précédé, et évidemment de s'y abonner.

mardi 2 avril 2024

La plume du dimanche


La musique de chambre jouit mieux de la proximité que les grandes salles exigeant une sorte de translation des émotions pour que l’échange avec l’auditoire puisse s’exercer véritablement. Le duo de cordes formé par la violoniste Fabiana Striffler et le violoncelliste Karsten Hochapfel ne s’encombre pas d’une réverbération qui noierait leur complicité dans une falsification spatiale magnifiant leur lyrisme ancestral. En effet, ou donc, sans effet superfétatoire, les deux Allemands s’inspirent de leur culture classique contemporaine pour composer treize merveilleuses miniatures dans l’air de notre temps. Oserais-je avancer également « de notre lieu », puisque Hochapfel s’est fixé à Bagnolet et que Fabiana oscille souvent entre Paris et Berlin. La Mitteleuropa n’est néanmoins jamais loin tant j’entends les réminiscences de Bartók, Stravinsky ou Schönberg au travers de leurs inventions où le crin frotte le métal ou que les doigts pincent en faisant résonner les corps de bois abritant les âmes énigmatiques. Et ils dansent. Oui ils dansent. Leur virtuosité n’a pas besoin de s’étaler ostensiblement pour nous entraîner dans des méandres où nos esprits vagabondent. Leur talent d’improvisateurs y est pour quelque chose. Elle et lui jouissent de cette extraordinaire liberté qui permet de prendre la tangente et de s’approprier la règle et l’exception avec humour ou sérieux. Nous aussi dansons d’un pied sur l’autre. Lorsque la musique finalement s’arrête nous prenons soudainement conscience que nous avons voyagé loin, très loin, sans nous en apercevoir. Les archets ont décoché leurs flèches, et touchant notre cœur ils réveillent nos désirs et font naître nos passions.



→ Fabiana Striffler & Karsten Hochapfel, La plume du dimanche, CD Wopela, sortie le 5 avril 2024